Lundi 23 décembre 1985, banlieue parisienne, aux environs de vingt-deux heures. Nuit froide et profonde. La température ne dépasse guère les 4 degrés Celsius. On sent qu’il ne s’en faudrait pas de beaucoup pour qu’une nouvelle vague de froid — la quatrième — vienne ajouter de la neige au décor.
Odette vient de quitter la maison de retraite. Elle a fait des heures supplémentaires non payées comme cela lui arrive de temps à autre — trop souvent au dire de son fils — quand il faut s’occuper d’une des pensionnaires qui a lâché prise.
Ses collègues ont peur de la mort et répugnent à pratiquer les gestes nécessaires sur le corps afin d’en préserver la dignité.
Madame Chaudard avait quatre-vingt-quatre ans et était l’une des plus anciennes résidentes. Elle avait élu domicile ici depuis dix ans. Sans pathologie particulière, parfaitement autonome, et menait une petite vie faite de routines innocentes entre promenades, un verre de blanc l’après-midi au comptoir du bar-tabac situé au bout de la rue, son tiercé du dimanche qui la laissait — bon an, mal an — ni plus riche ni plus pauvre au bout de l’année, les parties de cartes dans la salle commune et des papotages insignifiants avec le groupe d’amis qu’elle s’était fait parmi les autres pensionnaires. Elle est décédée après le repas du soir, toujours servi trop tôt comme il va de soi dans les établissements hospitaliers ou assimilés pour des raisons d’organisation de service et de changement d’équipe. Elle est morte comme elle a vécu, paisiblement, sans faire de vagues, soucieuse de n’embêter personne.
« Paisiblement » ? Odette se demande si le mot est juste, s’agissant d’une femme qui a connu deux guerres mondiales et deux Occupations. La première dans le nord de la France quand elle n’était qu’une gamine, la seconde à Paris trente ans plus tard. Elle en parlait peu, ce n’était pas ce genre de souvenirs qu’elle aimait évoquer. « Madame Solange », ainsi qu’on avait pris l’habitude de la nommer, était une optimiste qui gardait les yeux fixés sur l’avenir plutôt que sur le passé. Quand Odette allait mal, elle lui tapotait la main en lui disant : « Ma fille, rien ne vaut que l’on soit triste ou se fasse du souci. Si vous voyez le verre à moitié vide, alors versez-le dans un plus petit et il deviendra plein… » Le tout noyé dans un rire étouffé pour marquer qu’elle s’excusait de son indiscrétion car elle n’était pas « du genre à se mêler des affaires des autres. »
Odette a retrouvé Solange sagement allongée sur son lit, les bras croisés sur la poitrine. Elle a pensé à une sorte de gisant, cru que la vieille dame lui faisait une blague à cause des yeux ouverts, mais leur fixité vitreuse à tôt fait de lui révéler son erreur. Elle lui a baissé les paupières d’une caresse de la main qui s’est prolongée sur la joue comme elle le faisait pour son fils, il y a si longtemps, avant qu’il ne devienne adolescent et fuie ces gestes de tendresse maternelle, puis elle est allée trouver la directrice pour l’informer du décès et lui dire qu’elle tenait à veiller la morte jusqu’à l’arrivée du médecin et ensuite à la préparer. Il n’était pas nécessaire de préciser que tout ceci serait du bénévolat. Ici, les heures supplémentaires n’avaient pas cours… tout au moins financièrement car, pour le reste, pas question d’avoir le regard fixé sur la pendule.
Le Dr Berthelot qui venait d’achever ses visites ne mit pas longtemps pour arriver. L’adjectif qui le caractérisait le mieux était « élancé », à la fois pour sa grande taille et pour le fait qu’il semblait être toujours en mouvement, prêt à partir pour répondre à un autre appel. Pour autant, il ne négligeait jamais ses patients et leur consacrait tout le temps nécessaire. Odette pouvait en témoigner car il était non seulement le médecin de la maison de retraite mais aussi celui de sa famille ; à ce titre elle avait eu tout loisir de l’observer travailler.
Il constata le décès de la vieille dame, n’y trouva rien de suspect et signa le certificat.
— Voilà, je vous la laisse pour la suite. Moi, il faut que j’y aille ; ma femme a invité des amis à dîner et j’ai promis d’être à l’heure… Promesse non tenue et engueulade de fin de soirée en perspective ! Que tout ceci ne nous empêche pas d’espérer un joyeux Noël ! lança-t-il en souriant avec un rien d’espièglerie qui confirmait le lien amical existant entre eux.
Lorsqu’il fut parti, Odette déshabilla la défunte, procéda à une toilette minutieuse du corps, puis s’empara d’un paquet de coton hydrophile afin de boucher consciencieusement les orifices par lesquels les fluides corporels ne manqueraient pas de s’écouler dans les prochaines heures, lorsque la rigidité cadavérique disparue les muscle se relâcheraient. Elle vêtit ensuite la morte d’une chemise de nuit propre trouvée dans le petit placard de la chambre individuelle, la peigna avec soin pour lui donner l’apparence d’une dormeuse paisible, puis la recouvrit d’un drap blanc et sortit en fermant la porte à clef.
Elle partit à la recherche de la responsable de nuit afin de lui dire qu’elle avait fait le nécessaire et lui remettre la clef de la chambre. C’était maintenant à ses collègues de s’assurer du transfert jusqu’à la pièce dédiée à la conservation des défunts dans l’attente de leur prise en charge par les pompes funèbres.
Tout cela avait pris du temps et lorsque Odette quitta la maison de retraite, il n’allait pas tarder à être vingt-deux heures.
*
Ils s’étaient retrouvés à dix-sept heures devant la Brasserie du Lycée, comme chaque jour. C’était leur lieu de rendez-vous : juste devant la porte vitrée de l’établissement où ils n’entraient jamais ; pour le bonheur de voir les regards torves que leur lançaient le patron et ses employés. Ils auraient fait tache au milieu de la clientèle comme ils le faisaient déjà sur le trottoir. Trois punks dont il était difficile de déterminer s’ils étaient plus laids que ridicules mais qui inspiraient un mouvement de recul dans lequel une certaine méfiance peureuse n’était pas exempte.
Derrière le zinc, Philibert observait les trois adolescents d’un œil suspicieux. Il ne les aimait pas. D’instinct. Sans doute parce qu’il comprenait confusément qu’il aurait pu être leur père tout en rendant grâce à Dieu de l’en avoir préservé !
Philibert était sur le versant descendant de la quarantaine ; il était le propriétaire gérant de la brasserie créée par son père avant que lui-même vienne au monde. Petit, râblé, ceint en permanence d’un tablier de sommelier lie-de-vin, une épaisse moustache hirsute débordant sa lèvre supérieure au point de cacher souvent un sourire discret, il régnait en maître attentif au moindre détail sur son établissement. Ici, tout le monde lui donnait du « Philibert », clients habitués comme employés, sans véritablement savoir s’il s’agissait de son patronyme ou de son prénom. À moins qu’il ait simplement hérité du nom avec la Brasserie paternelle.
— Fifi Brindacier est à nouveau en faction devant ta porte, en compagnie de Monsieur Dupont et Oncle Alfred, lança Chris Combes.
C’était un grand escogriffe — le père de Philibert aurait dit "un grand dépendeur d’andouilles" — au visage grêlé d’acné, tignasse noire indomptable, toujours une plaisanterie aux lèvres, taillé comme l’athlète qu’il était et surtout doté d’une grande assurance en sa personne. Il était en "prépa" au lycée et aimait passer du temps à une table près du comptoir où il révisait ses cours en sirotant des expressos qui ne tenaient pas leur nom du temps qu’il mettait à les avaler.
'Fifi Brindacier' était le surnom qu’il avait attribué à la jeune fille, en expliquant que cela lui convenait parfaitement car c’était une représentation de la fille libre, insoumise et rebelle qui correspondait assez bien au personnage imaginé par Astrid Lindgren et que Inger Nilsson avait si bien incarnée pour la télévision suédoise à la fin des années soixante. 'Monsieur Dupont' et 'Oncle Alfred' étaient respectivement le singe et le cheval inséparables de la jeune rebelle, mais Chris n’avait jamais jugé nécessaire de préciser qui était censé être le singe et qui l’équidé ; cependant il affirmait qu’à ses yeux la 'Fifi' originale était en quelque sorte la punk de son époque. Il avait la moquerie facile, parfois méchante ou pour le moins mordante. Philibert, qui n’était pas en reste, avait insinué un jour que le jeune étudiant finirait par la mettre à son tableau de chasse à force de s’intéresser à elle, mais la répartie avait été cinglante : « Ça va pas, non ! T’as vu sa gueule ? J’aurais l’impression de me taper un des albums de coloriage de mon enfance… » le tout ponctué d’un rire sarcastique qui avait fait se retourner quelques têtes dans la salle.
Philibert partageait le sentiment de Chris sur l’accoutrement et le maquillage outranciers de la gamine. Quel âge pouvait-elle avoir sous cette couche de peintures de guerre qui ne parvenait pas totalement à dissimuler une grêle de taches de son sur ses pommettes ? Une quinzaine d’années, tout au plus, tandis que ses deux acolytes flirtaient avec l’âge de la majorité s’ils ne l’avaient dépassé. À eux trois, ils formaient un étrange tableau, l’allégorie d’un monde qui partait en sucette, dans lequel les jeunes ne se respectaient plus eux-mêmes et moins encore les autres. Leur pseudo-révolte faisait doucement rire Philibert, qui trouvait qu’il aurait été difficile de trouver plus conformistes que ces trois gamins si l’on voulait bien considérer leur accoutrement – pantalons de jean déchirés un peu partout, t-shirts crasseux, blousons kaki, cheveux teints multicolores et flashy, piercings, chaînes, clous et épingles à nourrice plaqués sur leurs vêtements… comme un uniforme, une soumission aux règles qu’ils étaient censés rejeter. Tout cela lui semblait plus que pathétique, décidément.
Les trois jeunes échangent quelques mots. Ils ne vont pas s’attarder ici, ce n’est qu’un lieu de rendez-vous pratique à cause du terminus des autobus situé juste à côté et où aboutissent deux des lignes dont ils se servent habituellement. Ils ne sont jamais rentrés dans cette brasserie qui n’est pas de leur monde. Ils ont un snobisme de classe, l’instinct d’éviter les lieux où l’on ne voudrait pas d’eux. Ils ne supporteraient pas qu’on les rejette mais eux ne se gênent pas pour rejeter tout ce qu’ils ont décidé de ne pas supporter.
Ils ont conscience des regards qu’on leur jette depuis l’intérieur de l’établissement et en tirent une certaine jouissance malsaine, celle que leur procure la crainte qu’ils savent inspirer autour d’eux. Pourtant, jusque-là ils se sont toujours contentés d’être plus bêtes que méchants. Leur révolte de pacotille n’est rien d’autre qu’une tentative maladroite d’exister par eux-mêmes et pour eux-mêmes ; un essai d’égoïsme qu’ils ne maîtrisent pas totalement.
La jeune fille se fait appeler Suzy parce qu’elle ne supporte pas le prénom que lui ont attribué ses parents. Anne-Marie ! Délurée comme elle l’est, l’idée de pureté et de virginité contenue dans son double prénom originel la fait hurler de rire. Elle n’a jamais eu la moindre visite d’un ange quelconque et cela lui convient parfaitement car elle trouve les démons plus fréquentables. Mais pour dire la vérité, "Suzy" lui a été imposé par sa prof d’anglais lorsqu’elle est entrée au collège. La vieille fille avait la marotte d’attribuer à ses élèves des prénoms anglais pour mieux les plonger dans la culture de la langue qu’elle enseignait.
Suzy a depuis longtemps déserté le collège, où elle ne fait plus que de rares et vagues apparitions lorsque la menace de faire intervenir une assistance sociale se fait trop présente, mais garde ce surnom ridicule par une sorte de snobisme dont elle n’a pas nécessairement conscience. À quinze ans, elle croit tout savoir de la vie, ce qui constitue sa justification pour ne pas vouloir en apprendre davantage.
Elle a rencontré ses deux compagnons un après-midi de fugue – dans un bar de l’autre côté de la ville – six mois plus tôt quand le soleil de juin lui avait soufflé qu’il n’y avait pas de raison d’attendre les grandes vacances pour goûter à la chaleur de ses rayons.
Les deux garçons sont à la fois totalement différents et parfaitement complémentaires. Ils forment un duo amical depuis les bancs de l’école maternelle, que rien ne saurait séparer malgré la divergence de leurs parcours scolaire. L’un a accepté une orientation vers un lycée professionnel où il apprend le métier d’électricien tandis que l’autre a décidé de jeter l’éponge au-delà du Brevet et vivote de petits travaux et trafics divers. Malgré cela, ils se retrouvent chaque jour et passent ensemble tous leur temps libre.
Suzy sort avec Adam. Elle est devenue sa maîtresse dès le premier jour. Il n’était pas le premier et si l’un des deux a initié l’autre, ce n’est pas nécessairement celui à qui l’on aurait pensé de prime abord. Oh ! bien sûr, le garçon n’était plus puceau depuis longtemps, mais Suzy a fait en sorte de lui ouvrir de plus larges horizons sur la sexualité par des pratiques sans cesse délurées et inventives. Avec elle, il n’est pas question d’avoir le temps ou l’impression de ronronner d’ennui.
De taille moyenne, blond, des yeux couleur lagon des mers du sud, musclé, bagarreur, Adam fait figure d’ange auprès de Suzy. Pas certain, pourtant, qu’il existe des anges coiffés d’une "Iroquoise" blonde aux reflets verts et violets, mais c’est justement ce détail qui lui plaît. Intarissable sur tout, il y a pourtant un sujet sur lequel il ne veut pas s’étendre, c’est sa famille. « Mon daron s’est tiré depuis si longtemps que je ne sais plus à quoi il ressemble. Ma mère s’est trouvé un autre micheton qui lui a fait deux chiards en rabe, un garçon et une fille. Le "choix du roi" à qu’i paraît. Le choix du roi des cons, ça c’est certain. Des faux jumeaux en même temps que de véritables faux jetons. Mon seul frère, c’est Ev' » lui a-t-il dit en désignant son compagnon.
Evenlyn doit son prénom bizarre à la passion de sa mère pour la littérature anglaise. Tandis qu’elle était enceinte, elle a découvert et est tombée sous le charme d’Evelyn Waugh. Écriture raffinée et sarcastique qu’elle a dévorée avec passion. Elle s’est dit que Evelyn serait un merveilleux prénom pour son fils, que cela le distinguerait au milieu des gamins de sa génération qui porteraient plus ou moins les mêmes prénoms convenus. Sans doute n’avait-elle pas anticipé le poids du diminutif féminin que cela impliquait. Très tôt, le garçon est devenu Ev' pour ses condisciples et a dû traîner une réputation ambiguë.
Brun, yeux marron foncé, cheveux coupés ras, barbe de trois jours lui mangeant les joues et le menton pour restaurer une virilité que son surnom tend à lui retirer en permanence. Oreilles percées auxquelles pendent deux boucles, l’une ornée d’une tête de mort à droite, l’autre d’un faux diamant un peu trop gros pour être certain de n’être pas discret. Certains jours, il pince un anneau en acier entre ses narines, comme les paysans le faisaient aux bœufs pour les forcer à obéir et avancer en traînant leur char. Souvenir de colonie de vacances à la campagne.
Sans être à proprement parler un géant, Ev' est très grand. C’est la seule occasion pour lui de dominer les autres car, pour le reste, c’est plutôt un garçon timide, effacé, prompt à exécuter la volonté d’Adam plutôt qu’à lui imposer la sienne. Comment pourrait-il en imposer à quiconque avec le filet de voix fluette qui, la plupart du temps, reste coincé dans sa gorge ?
Il n’aime pas Suzy, sans pour autant la détester. Il aurait préféré qu’elle ne vienne pas se mettre entre eux, simplement. Bien sûr, Adam a eu d’autres aventures, culbuté des filles de passage, mais il semble méchamment entiché de celle-ci et du coup leur relation à tous les deux s’en ressent insidieusement. Il possède assez d’intuition pour savoir que le sentiment qu’il éprouve pour Suzy est entièrement réciproque. Elle le tolère uniquement parce qu’elle sait qu’il ne faut pas mettre Adam devant un choix dont elle ne sortirait pas gagnante. Jalousie réciproque qui n’échappe pas à leur camarade qui se sent flatté de cette double convoitise qui ne fait qu’asseoir et renforcer l’ascendant qu’il exerce sur chacun d’eux.
— Allez, on bouge. On va au squat, j’ai de quoi nous amuser toute la fin de l’après-midi et une partie de la soirée plein les poches… dit-il en faisant signe à ses deux compères qu’il est temps de changer de lieu.
*
Bientôt vingt-deux heures. Théo quitte le RER. Quai de surface quasi-désert. Le froid l’a saisi dès l’ouverture automatique des portières de la rame. Il a remonté le col de son blouson de skaï – sans doute trop léger pour la saison mais qu’il affectionne particulièrement – et descendu l’escalier un peu abrupt qui lui fait traverser la gare pour rejoindre la rue. Ici ne s’arrêtent plus que les RER qui ont remplacé les trains de banlieue d’autrefois ; les vrais trains, ceux qui vous emmènent plus loin, ne font que passer. Sans parler des TGV que l’on a à peine le temps d’apercevoir dans leur course. Théo rêve souvent de contrées lointaines mais sans réelle conviction. Il n’est jamais sorti d’ici depuis que ses parents l’ont emporté dans leurs bagages en quittant la Bretagne quelques jours après sa naissance.
Aujourd’hui, c’est un adolescent longiligne, presque trop maigre. Cheveux bruns coupés court sur le front mais cascadant sur la nuque, petits yeux noisette dissimulés sous un taillis de sourcils, nez retroussé, lèvres fines à peine surmontées d’un mince duvet. Les membres trop longs et le buste frêle accentuent l’impression d’extrême nervosité qui se dégage de sa personne et atténue à peine ce qu’il y a de grâce juvénile, enfantine encore, en lui.
Il avance courbé en avant, mains dans les poches de son jean, pour se protéger de l’air glacial. Il lui semble qu’il faisait moins froid quand il a quitté Montparnasse, tout à l’heure ; sans doute parce que la densité des immeubles de la capitale coupe le flux des vents en dehors des grandes artères, de même que la circulation automobile, au-delà de la pollution qu’elle génère, permet de gagner quelques degrés. Ici, autour de la gare, les constructions sont basses ; en dehors des villas, les quelques immeubles déjà anciens n’excèdent pas les six étages. Le béton n’est pas encore roi, la pierre meulière des maisons individuelles fait concurrence à la pierre blanche de Saint-Maximin utilisée pour la construction des immeubles, désormais noircie par le temps et la pollution. Le lierre envahit, mange et dégrade les façades des maisons basses tandis que les platanes s’obstinent à couper la lumière des premiers étages des immeubles. Tout ceci possède un charme désuet auquel le jeune homme n’est pas insensible. Il préfère cela à l’acier et au verre que privilégient désormais les architectes. Même saisie de froid, la pierre donne l’impression de vous réchauffer ; sentiment que l’on n’éprouve guère au pied de la Tour Montparnasse où il se trouvait il y a moins d’une heure en allant prendre son train.
Une brume légère monte de la chaussée, semblant partir à l’assaut des maisons dont elle rend les contours de plus en plus imprécis. Il ne faudra pas longtemps pour que l’on parle de brouillard ; c’est une question de visibilité, Théo le sait. Il presse le pas, transit de froid et d’humidité.
Il regretterait presque d’avoir cédé à l’insistance dont Gianfranco a fait preuve pour l’entraîner dans cette virée de fin d’après-midi qui les a amenés boulevard du Montparnasse au Cinéma Le Bretagne devant lequel ils ont tiré à pile ou face afin de décider lequel des deux films ils allaient voir. D’un naturel casanier, velléitaire et prompt à la procrastination, il s’était senti flatté par l’intérêt que lui portait le Rital, fils des voisins du dessus, qui était son aîné de trois ans et avec lequel les échanges s’étaient jusqu’à ce jour limités à des mots de politesse convenue.
Après le film, ils étaient allés manger un morceau dans une brasserie, de l’autre côté du carrefour. Entrecôte frites chacun. Pour la bière, le patron avait grogné que Théo n’avait pas l’âge, alors Gianfranco avait modifié la commande : « Vous nous donnerez un coca pour le petit et deux demis pour moi, alors… » Et puisque les apparences étaient sauves, dans la mesure où leur table était située au fond de l’établissement dans une sorte d’alcôve en retrait, ils avaient pu choquer leurs chopes en trinquant et laisser le coca se réchauffer, oublié sur un coin de la table de faux marbre. Tout en mangeant, ils avaient discuté du film qu’ils venaient de voir, une superproduction américaine pleine d’effets spéciaux qui rattrapaient mollement un scénario bâclé et puis le jeune italien avait posé à Théo des questions sur sa vie, ses envies, la façon dont il voyait l’avenir. Bien sûr il s’était empressé de répondre à ses propres questions pour son compte personnel et l’adolescent avait souri intérieurement en pensant à la réputation de parfait mythomane dont Gianfranco jouissait dans le quartier.
En sortant de la brasserie, Gianfranco avait proposé de poursuivre la soirée en faisant la tournée des sex-shops de la rue de la Gaité mais Théo avait refusé, arguant qu’on ne le laisserait pas rentrer aussi facilement qu’on venait de lui servir une bière. Ils s’étaient séparés sur une vigoureuse poignée de main et la promesse de "remettre ça une prochaine fois", et chacun avait poursuivi son chemin, qui vers une cabine de projection privée ou un peep-show, qui vers la gare.
En avançant dans la brume et le froid, Théo se dit que ce n’était pas une si mauvaise soirée, après tout, et que Gianfranco est un type tout à fait fréquentable pour peu que l’on fasse la part du réel et celle de d’affabulation dans ses propos.
Perdu dans ses pensées, il n’a pas pris garde aux pas qui se rapprochent dans sa direction et aux voix surexcitées qui les accompagnent. À cause du manque de visibilité, il se retrouve soudain nez à nez avec trois jeunes skinheads qui marchent de front et lui barrent le trottoir.
*
Le trio a passé l’après-midi au squat à fumer des pétards et sniffer un bon rail de coke au moment de prendre le large. Dire qu’ils sont stones est un rare euphémisme.
À l’excitation des substances absorbées, il faut ajouter la charge supplémentaire que représente leur frustration sexuelle. Adam et Suzy se sont roulés des pelles et caressés en toute indécence sous les yeux d’Ev' qui n’en pouvait plus de tenir la chandelle et n’aurait pas demandé mieux que d’avoir sa part…
Ils se retrouvent soudain nez à nez avec Théo, qu’ils ne connaissent que très vaguement de vue. Ils lui barrent la route sans préméditation et lui ne semble pas particulièrement effrayé par leur apparition. Surpris, tout au plus, tout comme eux. Maudite brume épaisse !
L’adolescent aurait pu descendre du trottoir, faire quelques pas sur la chaussée déserte afin de contourner l’obstacle, au lieu de quoi il fait un pas sur sa gauche et se retrouve bloqué contre la façade d’un immeuble. Adam prend cela pour de la peur ; ça l’excite, il veut affirmer son sentiment de domination ; plus pour en imposer à Suzy et Ev’ qu’au garçon trop maigre dont il ne ferait qu’une bouchée de toute façon. Il le bouscule sans ménagement du bout des doigts en haut du torse, juste à la naissance du cou, et termine son geste en descendant la fermeture Éclair du blouson sur une dizaine de centimètres avant d’empoigner le col du vêtement et de descendre celui-ci brusquement à mi-bras afin d’emprisonner les mouvements de sa victime.
— Léchez-moi tranquille ! bafouille Théo – faisant un lapsus idiot en même temps que fatal –, d’un ton essoufflé, à peine audible. Mais que Adam a parfaitement perçu.
— Ah ! tu en veux, petit pédé… Je suis sûr que tu es une bonne suceuse… Je vais t’en donner de la bite, moi !
Joignant le geste à la parole, dans un même mouvement il dégrafe son ceinturon, fait sauter le premier bouton de son jean, baisse celui-ci en même temps que son slip et fait apparaître un membre déjà en semi-érection tandis que de l’autre main il force Théo à se courber sur son sexe.
L’adolescent résiste, fait aller sa tête de droite à gauche en signe de dénégation autant que de dégoût, ce qui ne fait qu’exacerber la surexcitation d’Adam qui affermit sa prise dans les cheveux du garçon et tente de le forcer à emboucher son sexe.
— Suce, je te dis ! Et si tu t’avises d’essayer de me mordre, je te tue !
Mais Théo résiste autant qu’il peut. L’effroi se lit sur son visage congestionné de terreur et d’indignation. Alors Adam change d’avis ; il redresse le garçon, le fait pivoter sur lui-même, le force à nouveau à se courber en avant mais cette fois en direction d’Ev'. D’une pression brusque et puissante il le propulse entre les jambes de son camarade.
— Serre les jambes, Ev', et bloque-le… dit-il dans un rire hystérique.
Puis il fait glisser le pantalon et le caleçon de Théo d’un même geste et s’introduit en lui d’une poussée puissante.
Suzy semble regarder la scène de loin, un peu absente, alors qu’en réalité elle n’en perd pas le moindre détail. Elle a vu l’excitation sexuelle d’Adam grandir à chaque seconde, tout comme elle a remarqué la protubérance dans le pantalon d’Ev'. Elle sait depuis toujours que les deux amis se tournent autour sans franchir vraiment le pas, bien qu’Adam lui ait avoué quelques branlettes en camarades ; quant à lui, elle sait qu’il aime qu’elle lui mette un ou deux doigts dans l’anus quand ils couchent ensemble, que cela porte son excitation à son comble. Il lui arrive même parfois de lui introduire un applicateur de Tampax, tandis qu’il se trémousse en grognant de plaisir…
Théo tente vainement de se débattre, cependant la prise d’Ev' est trop forte. Il veut crier, de douleur autant que d’humiliation, cependant il ne parvient à sortir qu’un râle étouffé, essoufflé.
Adam, a remarqué la protubérance au niveau de la braguette de son ami et la tache humide qui tout d’un coup vient l’auréoler, il en redouble d’ardeur.
— Arrête de te plaindre, ça fait pas mal, tu vas voir… Je suis sûr que tu aimes ça et que tu ne pourras plus t’en passer. C’est que du plaisir, petite tapette, ce que tu as toujours voulu expérimenter… Mieux qu’une pipe, non ? hurle-t-il sans se soucier d’être entendu à la ronde.
Qui pourrait bien entendre à cette heure tardive, d’ailleurs ? Et si d’aventure il y avait un témoin, oserait-il intervenir directement ou simplement appeler la police ? Il s’en moque. Il est en train de jouir comme jamais, mieux qu’avec Suzy d’une certaine façon. Sans doute pas autant qu’avec Ev' mais ça, il faudra qu’il le vérifie un jour…
Dans une rue parallèle, Odette entend les plaintes étouffées d’un garçon, les hurlements excités de l’autre, les rires d’une fille hystérique. Il lui semble bien que c’est d’un viol qu’il s’agit, mais un garçon et une fille peuvent-ils s’associer pour violer un autre garçon ? Cela ne lui semble pas vraisemblable et puis, en quoi cela pourrait-il la concerner, que pourrait-elle faire ? Appeler la police, qui lui rirait au nez comme elle-même a envie de rire et hausse les épaules devant l’improbabilité d’une telle scène ?
Il est tard, elle passe son chemin, poursuit sa route jusqu’à chez-elle. Il est temps de rentrer, de retrouver son fils qui doit l’attendre depuis un moment. Elle avait promis qu’elle ne rentrerait pas tard, n’ayant pas prévu que la vieille Madame Chaudard mourrait ce soir et qu’il faudrait s’occuper d’elle.
*
Vendredi 23 décembre 2022. Odette est à la maison de retraite, dans la chambre qu’occupait Madame Chaudard. Comment se prénommait-elle, déjà ? Ah ! oui, Solange. Elle s’en souvient, maintenant. De fait, elle est incapable d’oublier longtemps le moindre détail de cette nuit-là, même si près de quarante ans se sont écoulés depuis.
Cette chambre – qui a été rénovée entre-temps mais qui, au fond, n’a guère changé malgré tout – est devenue la sienne. Cela fera près de vingt ans que Odette est désormais une « résidente ». Elle a un petit rire moqueur en pensant que c’est un mot que l’on utilise pour ces jeunes blancs-becs qui passent de la musique dans les boîtes de nuit. Elle, elle ne fait que remixer le temps passé, les souvenirs, les regrets, les joies, les peines. Toute une vie, en somme.
Elle se dit que c’est ici qu’elle aura passé le plus clair de son existence, le plus sombre de sa vie. C’était sans doute son karma. Si elle avait su, elle n’aurait jamais quitté sa Bretagne natale, les remparts protecteurs du Saint-Malo de son enfance. Mais elle s’était mariée, avait eu un gosse et avait suivi son mari à la capitale parce qu’il avait décroché un emploi de conducteur de métro à la RATP. Un mari qui l’avait quittée quelques années plus tard pour une autre. Histoire banale d’un couple qui s’étiole sans raison particulière. On a la certitude que l’on est heureux, mais il faut croire que ce bonheur-là n’est pas celui que désirait l’autre.
Après le départ de l’homme, elle avait élevé son fils seule. Ils avaient fini par former une sorte de couple, comme peuvent l’être deux oiseaux inséparables, enfermés dans la même cage. C’était un garçon gentil, attentionné et affectueux avec elle. Sans facilité particulière, il s’accrochait à l’école et avait des résultats honorables, légèrement supérieurs à la moyenne. On pouvait espérer pour lui qu’une vie meilleure, en tout cas plus facile, lui serait offerte plus tard. On peut toujours espérer ; cela n’engage à rien ni personne. Seule la vie – le destin ? – décide de la suite.
Théo est mort il y a trente-six ans. Il en avait seize. Il s’est jeté sous une rame de métro. Peut-être pensait-il que son père la conduisait ?
Durant des années, Odette a cherché une explication à ce geste désespéré. Comment peut-on comprendre que son enfant décide de mettre fin à son existence ? Comment peut-on l’accepter ? Théo était la joie de vivre et l’insouciance. C’est ainsi qu’elle le voyait, à juste raison. Du moins dans ses quinze premières années. Pour ce qui est de la dernière, elle n’a pas su voir son changement d’humeur. Ou bien, a-t-elle minimisé certains signes de mélancolie et d’emportements en les mettant sur le compte d’une quelconque « crise de l’adolescence ».
Et puis, le Dr Berthelot a fini par lâcher la vérité, un soir d’hiver qu’il était plus ivre que d’habitude. Il aimait bien le whisky, Berthelot ; ça l’aidait à supporter les récriminations de sa femme qui voulait bien dépenser son argent mais ne comprenait pas qu’il le gagnait à coups d’horaires élastiques. Ce soir-là, il lui avait raconté le viol subi par Théo et comment cela l’avait détruit moralement et physiquement. Comment, un an plus tard, à force de fatigue et après l’apparition de vilaines taches brunes sur la peau ils avaient compris l’un et l’autre que cette horrible nuit-là le sida était entré en lui. Alors Odette s’était remémoré les voix entendues dans la nuit, ces deux garçons et cette fille qui s’acharnait sur un ado gémissant dont elle n’avait pas identifié la voix. Bêtement, elle s’était demandé si un jeune homme peut être violé plutôt que violeur et elle avait poursuivi son chemin parce que cela ne la concernait pas. Nous ne sommes concernés par rien, jusqu’à ce que la réalité nous rattrape ; voilà la vérité. Désormais, elle le sait. Trop tard.
Quand elle était rentrée chez elle, Théo n’était pas à la maison. Sur la table de la cuisine, il avait laissé un mot pour dire qu’il était allé au cinéma à Montparnasse avec un copain et que peut-être ils iraient prendre un verre ensuite. Elle ne s’était pas inquiétée, connaissant le sérieux de son gosse. Elle s’était couchée sans l’attendre, exténuée par sa journée de travail et sans doute également bouleversée par le décès de Solange Chaudard, à laquelle elle s’était attachée au fil des années. Au petit matin, la porte de la chambre de Théo était fermée, signe qu’il était rentré. Dans la salle de bains, la baignoire était à moitié remplie et il y avait mis à tremper ses vêtements et sous-vêtements de la veille. Bien sûr ça l’avait intriguée, mais lorsqu’il s’était levé il lui avait dit – d’un air contrit – qu’il avait eu « un petit accident la veille », sans doute dû à la mauvaise bière qu’il avait bue. Il n’avait pas pu rentrer à temps et s’était fait dessus. Elle avait ri et l’épisode était devenu un sujet de plaisanterie pour elle. Dans l’année qui avait suivi, jusqu’à son geste fatal, elle lui donnait parfois le surnom affectueux de « mon petit chieur… »
Odette se demande ce qu’il est advenu des trois agresseurs de son fils. Elle ne le saura jamais. Y a-t-il une justice divine ? Celui qui lui a transmis cette maladie horrible en est-il mort lui aussi ? A-t-il contaminé ses deux acolytes ? Parfois elle le souhaite, voudrait prier Dieu pour qu’il en soit ainsi. Pourtant, comment prier Dieu pour qu’il fasse plus de mal qu’il n’en fait déjà ? Et puis, que ces salauds soient encore en vie ou qu’ils soient morts eux aussi, en quoi cela changerait-il quoi que ce soit au destin tragique de Théo et au sien, puisque les deux étaient si intimement liés ?
La vieille femme pleure en silence. De grosses larmes chaudes et salées coulent le long de son nez jusqu’à sa bouche. Demain, ce sera le Réveillon de Noël pour tout le monde et une veillée funèbre pour elle. Au pied du sapin, il y a trente-six ans, elle n’a trouvé que deux flics impassibles venus lui annoncer la mort de toutes choses, le vide du reste de sa vie.
Toulouse, le 21 mars 2023