jeudi 24 décembre 2015

Trois saisons

L’enfant était mal assis et gigotait sur un fauteuil trop haut et trop profond pour lui. Il aurait voulu partir d’ici, fuir le plus loin possible, dire à cette femme qu’il ne l’aimait pas et n’avait rien à lui répondre…
Mais il savait intuitivement qu’il devait se taire sur ce sujet et répondre au mieux aux questions qu’elle lui posait. C’était une évidence, même s’il avait un peu de mal à comprendre toutes les subtilités de la situation.

La blouse blanche donnait à la jeune femme un air autoritaire qu’elle ne souhaitait pas, cependant l’uniforme était imposé et c’était une bonne chose. Il faisait sens, marquait la distance nécessaire qui devait s’instaurer avec ses interlocuteurs, enfants autant qu’adultes…
Depuis un long moment, elle observait le petit garçon non sans une certaine bienveillance… Une tête blonde d’une dizaine d’années, aux yeux bleu profond, au teint trop pâle.
Elle avait cherché à l’amadouer, gagner sa confiance afin d’obtenir la meilleure coopération possible de sa part. Le jeu était truqué et elle savait qu’il en avait intuitivement conscience.
Entre eux, outre la blouse blanche, le large plateau du bureau était là pour marquer la frontière. Pas de rapprochement permis ; un éloignement indispensable, apte à couper tout élan. Un paradoxe, si l’on songeait qu’il s’agissait d’établir une relation basée sur la plus grande spontanéité possible.
Faisant preuve de bonne volonté, l’enfant collaborait à minima, se tenant sur une réserve qu’elle avait du mal à cerner. Il était vif et intelligent, cependant il y avait en lui une volonté de dissimulation ou à tout le moins un recul très prononcé. Or, son rôle était bien de percer la coquille, de ne pas s’arrêter à la surface des choses mais d’aller plus profond.

L’enfant n’aimait pas la dame. Sa blouse immaculée l’avait classée d’emblée dans la catégorie des médecins et infirmières. Il se méfiait de ces gens-là, qu’il n’avait que trop fréquentés ces derniers mois dans les hôpitaux. On ne l’avait que trop tripoté, piqué, "charcuté" !
Il ne faisait d’exception que pour la vieille Mme Guidoni, la pharmacienne dont l’officine se tenait au pied de son immeuble. Sans bien savoir pourquoi, il trouvait en elle quelque chose de rassurant. Peut-être pensait-il simplement qu’une personne roulant dans une voiture aussi ridicule que la sienne ne pouvait pas être méchante ? Elle possédait un antique et minuscule véhicule blanc dont la portière s’ouvrait bizarrement, qui pouvait ressembler à un œuf mais que pour sa part il avait surnommée le "pot de yaourt".
Mme Guidoni tenait seule sa boutique. Avait-elle un mari, était-elle veuve ou divorcée ? Il n’en avait pas la moindre idée. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il l’avait toujours vue ainsi : seule, vieille, belle, toujours impeccablement peignée et maquillée avec discrétion. Utilisait-elle les rouges à lèvres et les crayons pour les yeux qui figuraient en abondance dans le présentoir de plexiglas posé à la gauche de son comptoir ?
Le fait qu’elle travaille seule rendait toujours interminables les passages à la pharmacie. D’autant plus lorsqu’il fallait qu’elle prépare elle-même certaines potions. Les gens s’impatientaient, cependant ils ne cherchaient pas à aller ailleurs car ailleurs c’était plus loin.
L’enfant, qui jouait quotidiennement sur le trottoir, aimait observer l’activité de l’officine, cela le fascinait. Certaines fois, la pharmacienne lui faisait signe de pousser la porte vitrée dont la poignée de bronze représentait une coupe autour de laquelle s’enroulait un serpent et de venir chercher un bonbon à la menthe. C’était elle qui offrait, pourtant elle lui disait invariablement : « Tu es bien gentil » et il avait du mal à comprendre cela.
La dame aussi lui avait proposé un bonbon quand elle l’avait fait entrer dans son bureau, mais il avait refusé mettant ainsi en pratique la recommandation faite par ses parents de ne jamais accepter de friandises des inconnus !

La jeune femme avançait patiemment, posant des questions anodines auxquelles il était facile de répondre avant de revenir à des sujets plus pointus.
— Quel âge as-tu dit que tu avais, déjà ?
— Onze ans et demi.
Elle avait souri. Tous les jeunes enfants ont la même vanité de la demi-année qui les rend "plus grands".
— Tu peux me dire quel jour nous sommes ?
— Mercredi.
— Et la date ?
— Mercredi 20 juin 1973.

Il s’agaçait et n’avait eu que le temps de se mordre la lèvre inférieure pour ne pas exploser.
Oui, c’était mercredi et il n’avait pas école, alors pourquoi lui faisait-on perdre son temps ici plutôt que de le laisser aller jouer avec sa bande ?
Son esprit fut détourné par une pensée qui lui arracha un sourire : jusqu’à l’année précédente, le jour de congé était le jeudi et il y avait école même le samedi ; si ce foutu rendez-vous avait eu lieu deux ans plus tôt, il aurait manqué la classe et aurait eu le lendemain pour raconter toutes les idioties qu’il avait faites ici à ses copains. Bien sûr, il n’était pas dupe ; si le rendez-vous avait eu lieu à l’époque, on se serait arrangé pour qu’il soit fixé un jeudi…
Cette digression intime le mettait en joie. Il s’amusait de peu lorsqu’il se sentait seul, cela faisait diversion et le protégeait de ses peurs intimes, de ses angoisses enfantines. Il pensait à des bêtises et c’était un véritable ballon d’oxygène qui lui permettait de reprendre pied dans une réalité qu’il n’appréciait pas toujours.
Son attention était ailleurs désormais. C’était comme si la dame n’existait plus. Pourtant elle était bien là, derrière son bureau, mais il préférait se concentrer sur le téléphone orange qui trônait juste à côté de la petite lampe chromée qui n’était là que pour le décor car la pièce baignait dans une lumière de tubes au néon qui semblaient vouloir rivaliser avec le soleil qui parvenait à passer outre les petits carreaux sales des grandes fenêtres à croisillons.

Elle sentait qu’il lui échappait. Ce n’était pas très grave, le plus gros du travail était fait et elle était en mesure de rendre un avis motivé. Cependant un détail retenait son attention, qu’elle aurait aimé tirer au clair avant de faire entrer les parents du gamin, qui étaient restés dans la salle d’attente. Lorsqu’ils les auraient rejoints, elle leur remettrait le résultat des tests et leur ferait part des conclusions qu’elle enverrait par écrit.
— En quelle saison sommes-nous ?
— Au printemps.
— Oui, mais à partir de demain ?
L’enfant ne répondait pas, se contentant d’une mimique entre bouderie et incompréhension.
Tout à l’heure, elle avait abordé le sujet sous un autre angle. Elle considérait alors que la question était de pure forme pour quelqu’un qui paraissait aussi éveillé qu’il l’était manifestement. Or, s’il lui avait bien répondu qu’il existait quatre saisons, au moment de les lui énumérer il n’en trouvait plus que trois : le printemps, l’automne et l’hiver.
Se pouvait-il qu’il occultât l’été, la saison des grandes vacances ?
Elle avait tenté de lui faire retrouver la mémoire par des chemins détournés, en associant des idées-forces. Pourtant, s’il n’avait aucun problème pour créer des couples tels que hiver-Noël, printemps-bourgeons, automne-feuilles mortes, le soleil n’appelait rien, ni les moissons, ni la fin de l’école pour une longue période. L’été brillait par son absence dans la petite tête blonde.

L’enfant s’impatientait, tout en faisant des efforts notables pour ne pas le montrer. Il voulait que tout ceci finisse au plus vite. On était en train de lui gâcher tout son mercredi et à ses yeux l’enjeu n’en valait pas la chandelle.
Dès le début de la rencontre, la dame lui avait demandé s’il savait ce qu’il faisait là. Il s’était alors contenté d’un hochement de tête, mais ça n’avait pas suffi.
— Explique-moi ça, avec tes mots.
— Je dois passer des tests.
— Oui, mais pourquoi ?
— Parce qu’on me l’a demandé…
Que voulait-elle lui faire dire, au juste ? On lui avait expliqué que le directeur de l’école voulait qu’il voie cette dame avant de prendre une décision sur son avenir. Fallait-il qu’il répète cela ?
— Et tu es d’accord pour passer ces tests ?
Il avait haussé les épaules. Avait-il vraiment le choix ? La seule chose qui le rassurait était qu’on lui avait précisé qu’il n’y aurait ni prise de sang, ni piqûre, ni palpation de son corps. Pour cela, il estimait avoir donné pour le restant de ses jours. La dernière fois, au laboratoire, il avait fallu sept personnes pour le maîtriser pendant qu’on lui prenait ce qu’il pensait être des litres de sang mais n’était que deux malheureux petits tubes…
Toute la réticence qu’il manifestait n’avait qu’une origine : la méfiance. On lui avait trop menti, ces derniers mois, pour qu’il puisse encore croire un adulte sur parole. Sa mère elle-même lui avait menti, à l’hôpital, même si elle ne le reconnaîtrait jamais. Alors, maintenant, il tentait de trouver la bonne attitude entre une franche coopération et l’envie de truquer le jeu à son tour.
La première partie de la matinée avait été consacrée à une batterie d’exercices où se mélangeaient des questions de français et de mathématiques, des histoires de poulies compliquées qui devaient lever un poids si l’on disait dans quel sens il fallait tirer la corde ; des suites "logiques" de nombres qui ne devaient être logiques que pour celui qui avait rédigé l’énoncé…
Il n’aimait pas les mathématiques, ça ne le faisait pas rêver. En classe, si bon élève qu’il fut, ses yeux étaient plus souvent attirés vers les fenêtres donnant sur la cour de récréation que sur le tableau vert qui avait remplacé depuis quelque temps le "tableau noir" sur lequel le cancre de Jacques Prévert, « à l’aide de craies de toutes les couleurs, dessinait le visage du bonheur. »

Elle le regardait avec bienveillance. Il y avait quelque chose d’attachant chez ce gamin qui ne ressemblait en rien à la plupart de ceux qu’elle voyait défiler dans son cabinet. La demande d’expertise était pour le moins atypique : alors que le système scolaire le jugeait apte à passer au collège l’année suivante, ses parents avaient déposé un recours afin qu’il puisse redoubler sa classe de CM2. Ils pensaient que ses problèmes de santé lui avaient fait manquer trop de cours ; qu’il pourrait pâtir rapidement de cette situation une fois au collège et perdre pied. De fait, ses absences cumulées devaient représenter la moitié de l’année scolaire. Pour autant, ses résultats se situaient largement dans la moyenne supérieure de la classe.
Les parents avaient également demandé que le redoublement se fasse dans la classe du même instituteur, ce qui n’était pas la règle. Habituellement, dans un tel cas, s’il y avait plusieurs classes de même niveau, on s’arrangeait pour que les enfants passent dans les mains d’un autre enseignant.
Le directeur de l’école primaire, après s’en être entretenu avec l’instituteur et l’inspecteur, avait décidé de soumettre la décision finale à une expertise qui dirait si l’enfant était à même de tirer un bénéfice d’une telle mesure ou s’il risquait de perdre une année par dépit. C’est ce qui expliquait la présence de l’enfant devant elle.
La matinée s’était déroulée de façon très satisfaisante dans l’ensemble, malgré cette retenue légèrement hostile de l’enfant. Il était évident que celui-ci avait du caractère et savait opposer une franche résistance ou une inertie sournoise dès qu’on lui proposait des choses qui ne l’intéressaient pas ou qu’il ne voulait pas faire pour une raison ou une autre.
Ainsi, si ses lacunes en mathématiques étaient évidentes, il était tout aussi évident qu’un redoublement ne changerait rien à la situation puisqu’il n’avait pas la volonté de dépasser son aversion pour la matière.
Cependant, il avait montré qu’il n’était pas réfractaire à l’idée de cette mesure et se disait prêt à jouer le jeu pour en tirer tous les bénéfices possibles. On pouvait donc espérer une évolution positive sur l’algèbre et la géométrie.

L’enfant n’avait pas d’idée préconçue sur la demande de ses parents. Ceux-ci lui avaient expliqué que ce recommencement du CM2  était envisagé à son bénéfice. Bien sûr, cela présentait certains inconvénients comme de voir les copains qu’il avait suivis de classe en classe s’éloigner de lui, mais était-ce si grave ?
C’est lui qui avait exigé, en contrepartie, de ne pas changer de maître. Il aimait bien M. Zeymour, malgré sa sévérité intimidante. En revanche, il se méfiait de M. Tardieu auquel il trouvait un regard chafouin de traître de série télévisée. Et puis, s’il restait avec M. Zeymour, il repartirait en classe de mer alors que ce ne serait pas le cas avec l’autre instituteur qui refusait de participer à ce genre d’expérience. Quitter une nouvelle fois Besançon pour la Méditerranée, ça valait bien le sacrifice d’un redoublement, après tout…
Bien sûr, cet argument-là, il ne l’avait pas donné à la dame. Ni à ses parents, d’ailleurs, qui avaient eu bien du mal à le laisser partir la première fois.
Pourtant, à quel point avait-il pu aimer la mer ! Parce que c’était bleu et immense, sans fin, sans ces foutues montagnes, collines prétentieuses, qui barrent l’horizon, emprisonnent et étouffent. La mer, c’était l’évasion, l’ouverture sur le monde, l’idée d’un départ qui permettrait que tout soit possible. Avec seulement trois lettres, le simple mot "mer" le transportait déjà ; bien mieux que le train, auquel il en fallait quatre !
Évidemment, l’enfant aurait été incapable de s’exprimer ainsi ou de conceptualiser les choses d’une telle façon. Il était trop jeune pour cela. Il faudrait attendre bien des années pour que le recul lui permette de voir clairement ce qu’il ne faisait qu’entre-apercevoir de manière intuitive.
La dame pouvait insister, tenter de le pousser dans ses retranchements. Si les verrous étaient d’ores et déjà bien présents, les clefs étaient loin de se trouver en sa possession ou simplement à sa portée.

La psychologue voulait comprendre. Quelle explication y avait-il à cet oubli de l’été, quel traumatisme pouvait expliquer un tel blocage ?
Il fallait pousser plus avant, prendre un autre chemin pour faire parler l’enfant, ne pas le laisser bloqué sur cette absence de réponse à une question simple. Regagner sa confiance et lui redonner confiance en lui-même en le lançant sur un chemin à peine détourné.
— Que vas-tu faire, durant ces grandes vacances qui s’annoncent ?
Il eut un hochement de tête vers la fenêtre à travers laquelle on ne voyait rien.
— J’irai là-haut, chez mes grands-parents, comme à toutes les vacances.
— Là-haut ?
— Au village, à la ferme, dans la montagne.
Il y avait dans son ton quelque chose de désabusé, une pointe de fatalisme. En tout cas, un manque total d’enthousiasme.
— Ça n’a pas l’air de te faire vraiment plaisir… Tu n’aimes pas aller chez eux ?
L’enfant haussa les épaules. Il restait fermé. Le sujet avait-il quelque chose de tabou ? Elle voulait creuser la question, en savoir davantage.
— Que font tes grands-parents ?
— Ma grand-mère s’occupe de la ferme, elle nourrit les poules, les lapins et le cochon. Elle fait la cuisine, le ménage… Quand le camion de l’épicier, du boucher ou du boulanger s’arrête sur la place du village et klaxonne, elle enfile un tablier propre, prend son porte-monnaie, un vieux cabas élimé, et se précipite en oubliant sa liste sur le buffet de la cuisine…
— Et ton grand-père ?
— C’est un sanglier.

L’enfant avait du mal à ne pas rire devant le regard perplexe que lui lançait la dame. Bien sûr qu’elle ne pouvait pas comprendre ! Elle n’était pas d’ici, son accent pointu la trahissait. Probablement une Parisienne ; en tout cas une étrangère, quelqu’un qui ne connaissait rien à la vie des gens d’ici.
— Un sanglier ? Tu veux dire un cochon ?
Il partit d’un rire franc et massif. À la fois pour se moquer d’elle et parce que l’idée que son grand-père fut un cochon ne lui déplaisait pas. Après tout, il lui arrivait parfois de se tenir salement à table et de faire un vrai bruit d’auge quand il mangeait sa soupe aux vermicelles dans laquelle il versait un verre de vin rouge…
Son rire renfermait toute la spontanéité qu’il avait bridée jusqu’à présent. Il cascadait en notes fraîches, sonores et limpides.
— Je suis désolée. Je ne comprends pas ce qu’il y a de drôle, ni ce que tu as voulu dire.
Alors l’enfant avait rompu les digues et s’était laissé aller sans retenue. Il parlait clair et vite, sans chercher ses mots non plus que sans retenue. Volubile, il s’était mis à décrire la vie là-haut, celle de ses grands-parents comme la sienne quand il était avec eux. Après-tout, il n’y avait rien de secret là-dedans, rien qu’il voulait cacher.
Il avait expliqué qu’un sanglier, ce n’est pas qu’un animal sauvage dont on fait des civets et des pâtés, mais aussi un homme dont le métier est de confectionner les sangles d’écorces d’épicéa dont on se sert pour cercler le vacherin du Mont-d’Or, si coulant que le fromager est obligé de le sangler avant de l’enfermer dans une boîte de sapin.
De manière très vivante, il avait raconté comment son grand-père, à peine les arbres abattus, se servait de sa "plumette" – une raclette métallique montée sur un long manche de bois – pour enlever l’écorce. Aux pieds, l’homme portait des crampons sous ses chaussures pour monter sur les troncs sans perdre l’équilibre.
Une fois ôté l’écorce de l’épicéa, il utilisait un "boutoir" qui ressemblait à un rabot afin de découper les sangles dans le "liber", la fine couche de bois coincée entre l’écorce et le tronc. L’épaisseur du "liber" variait en fonction de l’altitude, de la nature du sol et de l’exposition des arbres, entre 1,5 et 5 mm d’épaisseur. Chaque sangle devait être prélevée une à une – sur toute la longueur du tronc qui pouvait atteindre trente mètres – et mise à sécher pendant plusieurs jours avant d’être livrée à la fromagerie. Le vieil homme lui avait confirmé qu’il pouvait ainsi tailler plus d’un kilomètre de sangles dans une même journée et expliqué que tout était ici un travail de précision. Chaque sangle devait faire 33 mm de large et que sa longueur variait en fonction de la taille du fromage, de 42 cm jusqu’à 1 mètre. Il l’avait vu travailler bien des fois, avec un réel intérêt et un émerveillement non feint pour l’habileté des gestes.
Dans les propos de l’enfant, la psychologue sentait que sa fierté de pouvoir expliquer tout ceci se mêlait à celle que devait éprouver son grand-père d’exercer un métier peu courant. Il y avait une sorte d’émerveillement dans les yeux de l’enfant, qui était peut-être le sentiment d’une initiation à une chose rare qui soudain pouvait lui conférer une certaine importance en la décrivant.

La psychologue écoutait l’enfant avec une attention accrue. Elle guettait le moindre changement de nuance dans la voix ou le regard bleu qui était comme perdu au loin, fixé sur les scènes qu’il décrivait.
Elle avait songé à un drame, une chose terrible qui pouvait justifier cette abrogation de l’été dans son continuum, mais il n’en était assurément rien.
— Tu accompagnes ton grand-père, des fois, si je comprends bien ?
Oui, ça lui arrivait de courir les bois avec lui. Il lui montrait les traces laissées par les animaux, lui apprenait à reconnaître les oiseaux à leur chant ou à leur plumage…
Vivre à la ferme pendant les vacances, c’était aussi participer aux travaux des champs, la fenaison, les moissons, l’arrachage des pommes de terre, la cueillette des haricots verts, des petits pois qu’il fallait ensuite écosser ou effilocher avant de les mettre en conserves.
Il avait décrit les soirées d’hiver au coin du feu, quand ses grands-parents assemblaient des jouets en bois pour arrondir leurs revenus. Un travail qu’il fallait exécuter avec vitesse et précision car on le leur payait à la pièce.

L’enfant avait conscience de parler vite et trop. Il n’avait fait que saisir l’aubaine qui lui était offerte de détourner l’attention de lui. La dame en blanc comprenait-elle que tant qu’il évoquait ses grands-parents, il se cachait derrière eux ?
On voulait le faire redoubler ? Soit ! Mais quel besoin y avait-il de lui faire raconter sa vie en dehors de l’école ?
— Bien, je crois que nous en avons terminé, disait la dame. Tu ne te souviens toujours pas du nom de la saison des grandes vacances, quand tu es à la ferme ?
— Non.
— C’est l’été…
— Ah, oui ! avait-il répondu d’un ton monocorde qui tenait plus du constat que d’un réel intérêt pour la réponse à une question qu’il ne s’était pas vraiment posée.

*
*   * 

Octobre 1977. L’enfant est devenu un adolescent. Il a maintenant quinze ans.
C’est une triste fin d’après-midi, le ciel est bas, bouché, sans lumière. Ses parents et lui se tiennent debout de part et d’autre du grand trou béant dans la terre du cimetière, à l’extrémité du village. Le prêtre prononce une dernière prière, puis on descendra le cercueil du grand-père au fond de ce trou où il reposera sur celui de sa femme qui est partie deux ans plus tôt.
L’adolescent a les yeux secs, pourtant il éprouve une tristesse sans fin. Une tristesse qu’il ne comprend pas très bien, qui tient plus au sentiment de la fin d’une époque qu’à celui de la perte d’un être cher, essentiel.
Il a vaguement suivi la messe tout à l’heure, puis a marché comme un automate derrière le corbillard. Son esprit était ailleurs, enfermé dans le cabinet de la psychologue où il avait dû répondre, quelques années plus tôt, à des questions bizarres sur des taches d’encre qui ne lui évoquaient rien d’autre que des taches d’encre sur une feuille de papier blanc.
Pourquoi a-t-il fait une telle fixation sur cette vieille histoire aujourd’hui, alors qu’il n’y avait jamais repensé depuis lors ?
Il se souvient avec précision de l’insistance qu’avait mise la jeune femme à lui faire dire que l’été venait s’intercaler entre le printemps et l’automne, et que ce mot ne lui venait pas, ne voulait pas franchir ses lèvres.
Ils s’étaient séparés sans qu’elle eût obtenu la réponse qu’elle espérait. Mais à cet instant, devant cette tombe ouverte, il vient de comprendre.

Il regarde sa mère en pleures, son père qui essaye maladroitement de la réconforter, le prêtre cacochyme dont il se dit qu’il pourrait bien être le prochain à qui l’on ouvrira un trou dans cette terre.
Sa mère s’en veut-elle, à cet instant, d’avoir fui le village à vingt et un ans, fui ses parents à qui elle reprochait de lui offrir une vie dans laquelle elle se sentait à l’étroit, pour aller tenter sa chance ailleurs ? Ils étaient restés en froid quelques années, jusqu’à la naissance de l’enfant qui les avait rapprochés et qu’on avait pris l’habitude de leur confier pour les vacances.
L’enfant avait une santé fragile, l’air de la montagne ne pouvait que le fortifier. C’était une raison de plus, qui arrangeait tout le monde. Les vieux parce que cela mettait de l’animation dans une ferme qui en manquait cruellement depuis le départ de la fille unique de la maison, les parents parce que la solution était moins onéreuse qu’un placement en colonie de vacances.
L’adolescent juge sévèrement sa mère et méprise son père. C’est l’âge de l’ingratitude, des emportements irraisonnés.
À sa mère, il reproche d’avoir quitté une vie dans laquelle elle se sentait à l’étroit pour une autre plus étriquée encore. Il n’aime pas la montagne, mais l’encerclement de Besançon par les sept collines l’étouffe davantage encore. Et puis l’avenir se bouche chaque jour un peu plus depuis quatre ans…
Quant à son père, il le trouve mou. C’est injuste, il le sait, mais il voudrait qu’il soit plus dur, plus combatif, plus violent. Oh ! ni avec lui ni avec sa mère, mais dans les actions qu’il mène à l’usine avec ses camarades. À quinze ans, on est extrémiste, on veut tout faire péter, on ne supporte ni l’injustice ni les coups du sort.

C’est sans doute une ironie du sort, justement, qui lui a fait passer cette matinée dans le cabinet de la psychologue, il y a quatre ans, à la fin du mois de juin 1973. Précisément à ce moment-là où tout allait basculer, sans qu’on le sache encore.
Les rumeurs circulaient plus ou moins, mais d’un coup cela devenait officiel : la direction de Lip avait dans ses cartons un plan de licenciement et la volonté de geler les salaires de ceux qui y échapperaient. Il y avait eu une grève dure, avec occupation de l’usine, manifestations massives. Des négociations avaient été ouvertes au mois d’août, sans doute avec le secret espoir de la direction que tout ceci ne serait qu’un orage d’été, mais en septembre la mobilisation, loin de fléchir, s’était renforcée.
L’espoir était revenu en janvier, avec la reprise du site par un investisseur qui devait donner sa démission deux ans plus tard, juste avant le dépôt de bilan qui avait entraîné une nouvelle occupation de l’usine. Une lutte interminable et vouée à l’échec puisque le 12 septembre 1977, Lip était définitivement liquidé et ses deux parents sur le carreau.
C’était il y a quelques semaines à peine.
En regardant le trou béant, chacun à sa manière, tous les trois pensent que leur avenir ressemble à ça. La terre s’est dérobée sous leurs pieds, ils sont happés dans un trou sans fin dont ils ne savent pas s’ils pourront remonter ni comment.
La vente de la ferme et des terres, si elle peut se faire rapidement, leur permettra du moins de survivre quelque temps. Comme si le grand-père avait voulu leur venir en aide une dernière fois.
L’adolescent pense à son dernier été ici, il y a deux ans, quand sa grand-mère est morte sous ses yeux, à table. Elle venait de couper un morceau de viande, avait amorcé le geste de le porter à sa bouche, mais à mi-parcours la main, la fourchette et la tête étaient soudain retombées. Rupture d’anévrisme, avait conclu le médecin tandis que le chien en profitait pour finir l’assiette de sa maîtresse.
Après cela, le grand-père qui n’avait jamais été malade de sa vie a développé un cancer du côlon contre lequel il n’a pas vraiment voulu lutter.
Il a aimé les deux vieux, profondément, sincèrement, cependant qu’il leur en voulait en même temps pour toutes ces vacances gâchées auprès d’eux. Tout à l’heure, en suivant le convoi funéraire, il a compris que l’oubli de l’été n’était rien d’autre que cela : le désir d’effacer cette prison, ces deux longs mois perdus qui lui donnaient le sentiment d’être abandonné de sa mère. Abandonné dans cette montagne où elle avait déjà abandonné ses parents.
C’est sans doute injuste de voir les choses de cette façon, pourtant c’est ce qu’il a toujours ressenti au fond de lui, quel qu’ait été l’amour véritable et sincère qu’il vouait à ses grands-parents. Sa mère lui manquait, ses copains aussi, son univers familier…
Il espère que ses parents ne vont pas s’obstiner à participer au projet de quelques salariés de se monter en coopérative pour relancer la fabrication. Le moment n’est-il pas venu, puisqu’ils sont désormais sans attache, d’aller voir ailleurs, là où l’horizon n’est pas barré. Il voit sa vie près de la mer en même temps que près de la sienne. Il va essayer de les convaincre et si ça ne marche pas, alors il attendra sa majorité et partira comme sa mère la fait en son temps. Grâce au président Giscard d’Estaing, il n’aura que trois ans à attendre au lieu des six qu’il lui aurait fallu antérieurement.
S’il réalise son rêve de transhumance familiale, alors il pourra dire à toutes les psychologues du monde que la mer et sa mère sont des étés permanents et que désormais il n’y aura plus qu’une saison dans sa vie !
 

Toulouse, 17-20 août
et 21-23 décembre 2015