samedi 25 janvier 2014

Le vol des éphémères 2/2

Je suis maladroit !
Véronique, ma Tendresse,
Je suis décidément bien maladroit avec toit ! Mon allusion au coffre hier n’était pas faite pour parler d’argent et te faire penser que je te crois intéressée. Si c’est ce que tu as ressenti je te présente mes plus plates excuses.
Pour le reste, je ne sais pas si je corresponds au mari idéal, mais en tout cas je te promets de tout faire pour m’approcher de l’idée que tu t’en fais. Je veux que notre union soit la plus parfaite possible pour que nous puissions vivre ensemble le plus agréable des bonheurs, c’est-à-dire finalement le plus simple…
Cela ne m’a pas embêté que tu me parles de tes doutes. Si je n’étais pas là aussi pour cela, alors que ferais-je réellement auprès de toi ? Selon l’expression consacrée, je suis là « pour le meilleur et pour le pire ». Aimer quelqu’un, ce n’est rien d’autre qu’être présent à chaque instant pour épauler la personne aimée, dans la joie ou dans les larmes. Je ferai en sorte qu’il n’y ait de larmes que de bonheur.
Je te couvre de bisous de la tête aux pieds en te souhaitant une très bonne journée.
J’ai hâte de t’entendre au téléphone et surtout de te voir demain. Effectivement, c’est une bonne idée d’aller prendre un thé dans ce petit salon recroquevillé au bout de l’impasse. Nous y serons comme dans un cocon, en marge de la rumeur de la ville. Tu es merveilleuse.
Georges.


En transit…
Coucou ma Tendresse,
Je repasse par la maison, en transit vers le bureau, et je me connecte pour voir si tu es là. Hélas ! Pas de Véronique à l’horizon.
Alors je te laisse ce message comme une bouteille à la mer, pour qu’il t’atteigne à un moment ou un autre et te porte les bisous d’un amoureux transit dont je le charge pour toi.
Je voudrais simplement poser ma joue contre ta joue, respirer l’odeur de ta peau, fermer les yeux et savourer cet instant de pur bonheur. Je ferai tout cela demain, je prends patience. L’attente et déjà une partie du plaisir.
Je pose délicatement mes lèvres sur les tiennes, ma langue se fraye doucement un passage et va rencontrer la tienne, s’y enroule et s’active pour que nous mêlions tous deux le souffle de notre amour l’un pour l’autre afin qu’il devienne unique.
Georges.

P.-S. : Je t’écris les choses comme elles me viennent. Je n’ai jamais rien dit de tel à personne. J’espère que ce n’est pas ridicule, mais à vrai dire je m’en moque car cela exprime exactement ce que je ressens pour toi. J’aurais attendu un demi-siècle et notre miraculeuse rencontre pour me mettre à écrire des lettres d’amour. Est-ce bête ! ?


En plein cœur !
Ma tendresse,
Je viens de lire ton mail et je suis abasourdi. Comme le ton est différent du précédent où tu te faisais une joie d’être abandonnée contre moi… Aujourd’hui c’est toi qui m’abandonnes !
Je n’ai pas tout compris. Est-ce une exécution capitale ? Ou une mise en garde supplémentaire ?
Je m’excuse de t’avoir bousculée, ce n’était pas ma volonté. Je t’ai dit « je t’aime », mais ce n’était pas en l’air ni pour te faire fuir. Visiblement j’ai tout raté !
Bien sûr que tu as mon amitié. Il n’est pas question que je te la retire. Pourquoi le ferais-je ? Je t’aime, tu ne m’aimes pas et alors ? C’est la vie hélas ! Sache que je ne regrette rien de ce que j’ai pu te dire et t’écrire. Aussi maladroites (on voit le résultat !) qu’elles étaient, ces lettres étaient les premières lettres d’amour que j’ai jamais écrites. Sans doute étaient-elles « mièvres » comme tu le dis, mais quand on va droit à la sincérité on se moque un peu du style hélas !
Je te demande une dernière faveur : appelle-moi quand tu auras lu ce mail pour me dire si nous déjeunons toujours ensemble à midi et si nous passons une partie de l’après-midi tous les deux, en amis. Je ne voudrais pas réserver le restaurant et me retrouver seul à une table vide.
J’ai besoin que nous discutions, que tu me dises exactement ce que tu veux. Mon amitié, j’ai bien compris et je te l’accorde. Mais dans ton mail tu me dis : « il est trop tôt pour que je te dise je t’aime », cela veut-il dire que tu ne fermes pas définitivement la porte à mon amour ? Y a-t-il un infime espoir ?
Je suis désespéré. Pardonne ma franchise. Ma réaction ne peut qu’être à la hauteur des sentiments que j’ai pour toi. Bien sûr nous sommes des gens raisonnables toi et moi, nous pouvons parler, il n’y aura ni cris, ni larmes.
Je te serre dans mes bras, tendrement, en ami.
Georges (ou ce qu’il en reste).


Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve…
Véronique,
Je te remercie de ta franchise. Pardonne la mienne. C’était peut-être ridicule de te dire « je t’aime » au bout d’une semaine. J’ai essayé de me retenir, mais c’est venu tout seul sur mes lèvres non pas comme un automatisme auquel on ne pense pas, mais comme le jaillissement d’une vérité venue droit du cœur.
Je ne voulais pas aller trop vite ni te faire peur. Je ne demandais qu’à mieux te connaître et me dévoiler en retour. Mais je suis timide et maladroit quand il s’agit d’exprimer mes sentiments, car la pudeur m’étouffe.
Je ne voulais pas t’attacher ni t’empêcher de vivre les expériences dont tu me parlais il y a peu. J’étais fougueux, mais pas impatient car je pensais que nous avions tout le temps devant nous…
Tu me rejettes aussi soudainement que tu es venue à moi. J’aimerai me dire que c’était un jeu pour toi, cependant je sais que ce n’est pas le cas. J’en souffre d’autant plus.
Il est évident que je n’attendais pas que tu feignes de tomber amoureuse de moi, mais je te croyais quand tu disais aimer ma douceur et ma tendresse, je ne doutais pas non plus de la sincérité de tes baisers. Alors quoi ? Est-ce que tu préfères fuir une promesse de bonheur avant qu’il se sauve ? Est-ce que tu as peur que nous fassions fausse route et préfères-tu ne pas courir ce risque ou la chance que cela marche ? Est-ce que tout simplement je ne te plais pas (ce que je peux parfaitement admettre) ?
Je ne sais pas où j’en suis. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.
Quoi qu’il en soit, mon amitié pour toi est sincère, intacte et sans arrière-pensée. Je me conformerai aux règles que tu fixeras afin que tu n’aies pas l’impression d’être « poursuivie ». Pour cette raison, je ne t’appellerai pas à midi car je ne suis pas certain que tu aies envie de m’entendre. Je ne veux pas te forcer. Pour le thé, c’est la même chose : si tu as VRAIMENT envie que nous nous voyions, alors appelle-moi et fixons l’heure. Je serais heureux de te voir en ami.
Voilà ! La balle est dans ton camp. Si tu ne m’as pas appelé avant 14 h 15, je saurais que le rendez-vous est annulé. Quand tu rentreras de chez tes parents, si tu veux me recontacter, mon adresse électronique n’aura pas changé. Moi, je ne t’écrirai pas le premier, j’en prends l’engagement, afin que tu te sentes entièrement libre vis-à-vis de moi.
L’amour que je croyais naissant entre nous se résume à un beau gâchis. Nous n’y pouvons rien, ni toi ni moi, c’est la vie qui veut cela. Mais faisons en sorte, si tu le veux, que notre amitié soit la plus belle des réussites. C’est en tout cas ce que je te propose sincèrement.
Bise.
Georges.


Non, tu n’es pas un monstre !

Véronique,
Je n’ai pas pensé une seconde que tu es un monstre. Je comprends que tu as un vécu et que des choses ont pu te blesser au fil de ta courte vie. Je n’en sors pas indemne non plus. Nous avons tous besoin de nous protéger quelque part ; ce n’est pas de l’égoïsme, c’est une question de survie.
Puisque je suis ton ami, permets-moi de te dire qu’il faut que tu prennes confiance en toi. Tu es une jeune fille de valeur.
Nous nous parlerons tout à l’heure. Ne t’inquiète pas, je n’ai aucun grief contre toi et je ne te demande aucune justification. La vie continue sur un autre plan (celui de l’amitié) c’est aussi simple que cela.
Je t’embrasse affectueusement.
Georges.


Véronique du matin… chagrin !
Bonsoir Ma Tendresse.
Je t’ai raté deux jours de suite… J’ai failli écrire « manqué », mais ce n’est pas si sûr puisqu’il y a un double sens !
Bref, quand tu es du matin je n’ai pas le plaisir de pouvoir discuter avec toi sur Internet et ça me manque. Je suis tout triste… Snif.
J’espère que tu vas bien, que tout se passe au mieux pour toi et que nous nous retrouverons bientôt.
Tout ça pour dire que « loin des yeux, loin du cœur » c’est des conneries ! Je pense à toi très fort et je t’embrasse encore plus fort !
À très vite ou bien tôt.
Georges.


Avant, pendant et après
(et pourvu que ça dure !)

Ma Tendresse,
Si j’ai pu te donner un peu de bonheur au moyen de ce modeste présent, j’en suis comblé !
Je me fais une joie de te revoir le plus tôt possible et je me montrerai encore plus loquace que l’autre jour s’il le faut. Tu verras que je finirai par être saoulant !
Passe une bonne soirée. Je t’embrasse à tous les sens du terme (je te prends dans mes bras et déposes des baisers…)
À très vite ou bien tôt.
Milles tendres et chastes baisers.
Georges.


Un vieux réflexe.

Ma Tendresse,
Je veux te dire combien je suis désolé et contrit de t’avoir mis mal à l’aise tout à l’heure.
Je sais que j’ai la sale manie de fixer les gens. Le malheur est que je ne m’en rends même plus compte de ce vieux réflexe qu’est devenue pour moi l’habitude de lire sur les lèvres des gens dans les réunions trop bruyantes ou dans l’espoir de percer les secrets de certains apartés. Bien sûr je n’ai pas besoin de le faire avec toi, mais je ne parviens pas à me corriger de ce défaut. Je t’en demande pardon.
En tout état de cause, je veux que tu saches qu’il n’y a rien d’inquisiteur dans mes regards sur toi. Simplement le bonheur ébloui d’être avec toi. Je vais néanmoins tâcher de me surveiller, afin que cela n’arrive plus.
Je voudrais que tu prennes confiance en toi et en moi en même temps. Non, je ne cherche pas à te débusquer, à te juger, que sais-je encore ? Cela rejoint ce que je t’ai dit l’autre jour à propos de ton sourire : il m’émerveille et le fait de relever chaque fois que tu en fais un ne signifie pas que tu fais la gueule quand tu ne souris pas !
Ne sois pas autant sur la défensive. Essaye en tout cas, car cela me donne la désagréable impression que je t’agresse et, d’une certaine façon, que je te viole. Bien sûr, je suis à mille lieues de vouloir cela.
Ce petit mot maladroit n’est pas une mise en accusation ; c’est simplement une tentative de te faire comprendre que mes intentions sont honnêtes et que je m’en tiendrais strictement à nos accords même si je te concède que c’est souvent avec maladresse.
Je te renouvelle mes excuses, en espérant que tu voudras bien les accepter.
Passe une bonne soirée ainsi qu’une bonne nuit.
Je t’embrasse.
Georges.


Puisqu’il en est ainsi…

Véronique,
Je ne comprends rien à ce qui arrive.
Quel revirement soudain alors qu’hier matin encore c’est toi qui me pressais de conclure !
Les mots que tu as eus tout à l’heure sont terribles. Je les entends comme un mauvais écho à la réaction exacerbée et boulversante pour moi que tu as eue devant mon regard, en fin d’après-midi, à la terrasse du petit salon de thé.
Ils m’y font penser, sans pour autant éclairer les choses.
Tu me demandes d’en rester là, de ne plus t’importuner avec mes sentiments, de ne pas espérer que nous puissions aller plus loin un jour. Eh bien, soit ! Puisqu’il en est ainsi, je me plie à ta volonté. Plus jamais je ne te dirai de mots tendres. Plus la moindre allusion aux sentiments qui m’animent lorsque je pense à toi.
Restons amis, puisque c’est là tout ce que tu es prête à accepter venant de moi. À compter de cette seconde, de ce message, tu ne seras donc rien d’autre que cela et moi pas davantage.
Ce ne fut qu’un doux rêve.
Ô le douloureux réveil que voici !
Ton ami.
Georges.




Ce dernier message a été expédié par Georges le matin de sa mort. Une dizaine d’heures plus tard, un nouvel accident vasculaire cérébral le foudroyait au milieu d’une réunion à l’Hôtel du Département. Homme de l’ombre, habituellement effacé parmi les notables et les baronnets de la politique locale, il fut pour une unique représentation sous les feux de la rampe. Une sortie tout en pirouette, qui lui ressemble si bien au bout du compte : « Regardez-moi bien, vous ne me verrez plus ! »
L’amitié pure qu’il s’acharnait à proposer à cette jeune femme, aurait-elle fini par l’accepter et qu’en aurait-elle fait ? Il est impossible de le savoir. De cette histoire, nous ne connaissons que les bribes qu’en a laissé Georges. Il a systématiquement détruit les réponses à ses messages. Pourquoi ? Lui faisaient-elles trop de mal, ou était-ce une forme de discrétion ? Mais dans ce cas, pourquoi avoir conservé ses propres textes ?
La seule chose que je sache avec certitude, c’est que Georges a sincèrement été chaviré par l’aide-soignante qui était de service en Réanimation au moment où lui s’y trouvait dans le coma. Des sentiments plus ou moins réciproques les liaient l’un à l’autre, sans qu’ils aient consommé au-delà de quelques caresses plus ou moins précises. Quoi qu’il en soit, elle aura été sa dernière passion. De cela, nul ne peut douter.


« Ma Tendresse ». À aucun moment je ne l’avais entendu appeler quelqu’un ainsi. À mon père il disait « Mon Cœur », à moi « Mon Ange » et jamais il n’intervertissait. Ces surnoms n’avaient rien d’un tic de langage, n’étaient pas interchangeables d’une personne à l’autre. Chaque mot qu’il employait était pesé avant d’être posé. La langue était son outil de travail. Il la maniait avec une précision maniaque telle que rien, jamais, n’était laissé au hasard. Avec un prénom comme le sien, il avait choisi de ne pas l’appeler « Ma Fleur », car il n’ignorait pas que la Véronique est symbole de fidélité. Je veux voir là une marque de cette élégance qui ne l’a jamais quitté. Sa Véronique n’était en effet en rien symbolique de sa fidélité à lui.
Si d’aventure cette idylle était allée jusqu’au bout et s’était poursuivie, aurait-elle réussi à mettre en péril le couple que Georges formait avec mon père depuis si longtemps ? La fidélité qu’ils s’étaient jurée était celle du cœur, la seule qui vaille et qui ait un sens. Cependant, Véronique n’était-elle pas comme une minuscule paille qui met en danger la solidité de l’acier le plus robuste ? C’est en cela – en cela seulement – que cette histoire me dérange. N’était cet aspect de la question, je la trouverais touchante et amusante. Mais il y a ce doute qui me taraude et terni l’image que je m’étais faite de cet homme au fil des jours.


Je ne sais pas pourquoi je viens de te raconter tout cela. Sans doute est-ce une mise en garde, le moyen de t’expliquer que les hommes ne m’inspirent aucune confiance. Je les trouve insaisissables, volages, immatures aussi. Tous. Quel que soit leur âge, leur condition.
Que dirait mon père s’il avait vent de cet épisode ? Ce serait probablement un terrible déchirement pour lui, qui viendrait ajouter à l’épreuve qu’il traverse depuis la disparition subite de l’homme qu’il aimait. C’est donc une découverte qu’il me faudra garder au fond de moi. Un ultime secret partagé avec Georges, mais bien lourd celui-ci.
Il me semble entendre sa douce voix de conspirateur me dire ironiquement : « Tu vois bien que c’est la tête qui n’allait pas… » Mais peut-être n’aurait-il pas envie de tourner ceci en dérision car il ne fait aucun doute que cette fille a compté pour lui. Sans doute beaucoup plus qu’elle n’y a cru.

vendredi 24 janvier 2014

Le vol des éphémères 1/2

Lorsqu’il était assis à son ordinateur pour travailler à un discours politique, Georges aimait se connecter à Internet sur un ou plusieurs sites de rencontres gays. Il chattait tout en compulsant les notes qui s’étalaient sur son bureau, rassemblant ses idées, forgeant les phrases qui devraient faire mouche et convaincre l’auditoire le moment venu. Il n’était abonné à aucun de ces sites et tentait sa chance auprès de ceux qui offraient des accès gratuits suivant les heures et l’affluence. Il choisissait un pseudonyme en fonction de son humeur et tâchait de trouver une bonne « accroche » pour inviter les internautes au dialogue. Cela le distrayait et, disait-il, accompagnait sa concentration.
Tout ceci, je l’ai appris récemment. C’est mon père qui me l’a dit. Sans amertume, simplement comme une anecdote parmi tant d’autres puisque je lui demandais de me parler de l’homme qui avait partagé notre vie pendant vingt ans, participé à mon éducation et venait de nous quitter.


Papa ne semblait pas attacher la moindre importance à ce petit jeu de drague perpétuelle auquel se livrait son compagnon. Pour lui, cela était une échappatoire virtuelle à la monotonie du réel, en même temps sans doute qu’un moyen de se rassurer à peu de frais sur sa capacité à plaire encore en avançant en âge.
Georges n’a jamais été un canon de beauté, il avait cependant un certain charme canaille dont il jouait en toute innocence, toute inconscience ? Il a découvert la coquetterie il y a quelques années, à mi-parcours de la quarantaine. Cela s’est traduit par un changement de tenue vestimentaire, qui est devenue moins stricte, changement de coiffure aussi, avec des cheveux coupés plus courts, et également un changement de lunettes dont la rondeur intellectuelle à fait place à des verres rectangulaires percés sans monture enveloppante. Des petits détails qui se sont installés insensiblement mais qui, mis bout à bout à bout, lui ont donné une autre personnalité. Moins « sérieuse ».


Je le revois encore, loin en arrière, m’accompagnant à l’école, sa main tenant fermement la mienne dans un geste de possession fière. Sans ostentation ni provocation, mais tout de même une jubilation intense de montrer que j’étais l’enfant d’un couple d’hommes.
Les copains, les copines, leurs mamans aussi parfois, ou les maîtres et maîtresses me demandaient qui était ce monsieur et je leur répondais avec aplomb : « C’est Georges ! » Il n’a jamais été mon beau-père, puisqu’il n’était pas marié à mon père, et il n’était pas non plus question de dire qu’il en était l’ami ou le copain, trop vague, trop en deçà de la réalité de leur couple. « Compagnon » n’était pas mieux. Compagnon de quoi ? de la Libération, de route, du Devoir ? Non, rien de tout cela. Il était Georges, vivait avec papa et moi. Il s’occupait de mes devoirs ainsi que de l’intendance de la maison, simplement parce que son travail ne nécessitait pas qu’il aille s’asseoir derrière un bureau à heures fixes. En revanche il était souvent absent le soir et rentrait alors que la nuit était bien avancée.
Ce n’est que plus tard que j’ai compris quel était son métier et à quoi correspondaient ces horaires atypiques. Il était la « plume » d’une personnalité politique importante dans le département, il écrivait ses discours, préparait ses déplacements, etc. À ce titre, il assistait souvent à des réunions publiques ou non, pour bien s’imprégner à la fois des problèmes qu’il devrait traiter dans ses textes et de l’ambiance dans laquelle ils s’inscriraient. Il n’avait aucune existence officielle, c’était un homme de l’ombre et cela lui plaisait. Il affichait son homosexualité, le reste pouvait « rester au placard » ainsi qu’il se plaisait à le dire en haussant les épaules avec un rien de dédain. Il détestait les honneurs, qui deviennent si vite des passe-droits.


Georges est mort il y a trois mois, d’un accident vasculaire cérébral, mettant fin à vingt ans d’un immense bonheur que nous avons partagé à trois, dans un cocon douillet où nous nous protégions mutuellement des regards en coin et autres chuchotis que nous pouvions croiser sur notre route. Il avait cinquante ans, était dans une forme physique éblouissante que même le stress perpétuel généré par son travail ne parvenait pas à entamer.
Il y a quelques jours, papa a fait du tri dans la maison, préparant des sacs de vêtements pour le Secours Populaire, mettant de côté certains meubles chargés de trop de souvenirs devenus douloureux pour lui, afin de les faire emporter par les Compagnons d’Emmaüs. Dans l’a foulé, il m’a dit de passer le voir afin de me donner l’ordinateur portable de Georges qui dormait dans un coin du bureau et auquel il ne voulait pas toucher. J’ai emporté l’appareil à la fois comme souvenir et parce qu’il me faciliterait la vie pour mes études.
De retour à la maison, je l’ai posé sur ma table de travail. J’ai longtemps tourné autour, attendant le moment de le brancher, soulever le couvercle et appuyer sur le bouton d’alimentation. Je me disais qu’en m’offrant cet ordinateur, mon père m’avait légué d’une certaine façon la part la plus intime du défunt. Là, dormaient les textes qu’il avait écrits et peut-être des choses qu’il n’aurait pas voulu nous montrer. Pourtant, il faudrait bien ouvrir les dossiers, regarder les fichiers avant de jeter quoi que ce soit.
Mon intuition était juste. Georges avait gardé trace dans la mémoire de cette machine grise et plate d’un secret insoupçonnable.


Georges est mort d’un accident vasculaire cérébral. Il en avait eu un premier quelques semaines plutôt, qui l’avait conduit au service de réanimation du Centre hospitalier universitaire.
Nous avions tous eu très peur. Cela lui était arrivé dans la rue. Il marchait d’un bon pas, comme à son habitude, lorsqu’il avait eu une sorte d’éblouissement et s’était affaissé, sa tête heurtant une des petites bornes de béton semées là pour empêcher les voitures de se garer à cheval sur la chaussée et le trottoir.
Prévenus par les passants, les pompiers l’avaient ramassé et conduit aux urgences. Plongé dans un coma léger il avait été dirigé sur le service de réanimation où l’on nous avait expliqué que l’issue était incertaine. Tant qu’il n’aurait pas repris connaissance, il était impossible de dire quelles seraient les séquelles. Nous avions passé des jours d’angoisse. D’abord en réa, puis dans le service de neurologie.
La réa est un univers impressionnant. Il y règne un faux silence, rythmé par le souffle des machines, et les bips du moniteur de l’électrocardiogramme. Le fait de ne pouvoir rester au chevet du malade plus d’un certain temps et de ne le faire qu’après avoir revêtu blouse, masque et chaussons fournis par l’hôpital, déguisé en infirmier en quelque sorte, ajoute au sentiment de malaise que l’on ressent dans cet endroit.
Il y avait là, les trois jours où il y est resté, une jeune aide-soignante prénommée Véronique. Une fille immense et mince, qui ne devait pas mesurer loin de deux mètres, cheveux auburn coiffés en queue-de-cheval… Je me souviens de ces détails, notamment la couleur de sa chevelure, parce que j’ai pensé en souriant que Georges aurait dit : « Elles les a donc bien longs pour les avoir aux burnes » car il se régalait d’à-peu-près semblables pour se délasser de la pompe des discours qu’il pondait à longueur de temps.
Cette fille n’est plus pour moi qu’une silhouette, mais je me souviens cependant de la douceur de sa voix et du dévouement dont elle semblait faire preuve auprès du malade lorsqu’elle passait le voir. À vrai dire, je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention. Je n’étais là que pour Georges.


À sa sortie de l’hôpital, Georges fut un autre homme. C’était un peu comme s’il mettait une certaine distance en tout. Avec mon père, avec moi, avec la vie tout simplement.
Pourtant, si l’alerte avait été sérieuse, il s’en sortait sans aucune séquelle. N’eût été le traitement mis en place pour réguler le flux sanguin, on aurait pu aller jusqu’à nier qu’un incident soit survenu récemment.
Depuis un an, déjà, je n’habitais plus à la maison. D’une certaine façon et sans conscience qu’elles le seraient, je n’ai suivi les dernières semaines de la vie de Georges que de loin, malgré mes passages quotidiens et les nombreux échanges téléphoniques que j’ai pu avoir tant avec mon père qu’avec lui.
Ce qui suit n’est donc qu’une reconstitution, partielle j’en ai bien conscience, d’événements dont je ne pense pas que mon père ait connaissance. Pour cela, il aurait fallu qu’il ouvre l’ordinateur qu’il m’a donné et fouille dans les fichiers qui s’y trouvaient comme je l’ai fait moi-même.
Georges, l’homosexuel exclusif qui se faisait une gloire de n’avoir jamais éprouvé le plus petit intérêt pour l’autre sexe, ni le moindre désir de vérifier qu’il puisse en tirer quelque plaisir charnel, avait sur le tard succombé aux charmes de la jeune aide-soignante. Pendant des semaines, ces deux-là s’étaient tourné autour comme deux jeunes chiots, ou plus exactement tels deux pigeons exécutant une parade amoureuse, et ce malgré tout ce qui les séparait.
En effet, pouvait-on trouver amours plus improbables que celles-ci ? Outre son attirance exclusive pour les personnes de son sexe, Georges n’avait jamais fait mystère qu’il avait toujours méprisé la jeunesse. Je me souviens de certaines conversations lors de soirées conviviales à la maison où il racontait que déjà adolescent il ne choisissait pour amants que des hommes mûrs, qu’il trouvait plus posés, plus attentionnés, plus expérimentés bien sûr que les garçons de son âge. Il disait avoir appris beaucoup à leur fréquentation, découvert d’autres horizons, enrichi sa culture sans jamais enrichir sa bourse « en vidant celles des autres » précisait-il pour couper l’herbe sous le pied de ceux qui voulaient voir dans sa préférence l’attitude d’un gigolo. Mon père avait cinq ans de plus que lui, ce qui était un minimum à ses yeux.


Avaient-il échangé numéros de téléphone et adresses électroniques avant son transfert en neurologie ou, plus vraisemblablement, Georges était-il tombé nez à nez avec l’aide-soignante en se rendant à une consultation de contrôle ? Impossible de le savoir. En revanche il est certain qu’ils se sont revus en dehors de l’hôpital, téléphoné souvent, écrit des messages régulièrement et mieux encore qu’ils sont restés en contact permanent via un serveur de dialogues en direct.
Il semble que Véronique n’était pas insensible à Georges et aux sentiments qu’il manifestait à son égard. Tout en sachant qu’il était homosexuel, elle se montrait prête à le suivre sur la pente qu’il lui proposait tout en lui demandant de ne pas brusquer les choses. Cependant, d’un tempérament trop compliqué elle ne parvenait pas à se décider vraiment et leur relation prit un tour chaotique avant d’avorter.


Ce qui est important à mes yeux, c’est moins le fait que cette liaison n’ait effectivement pas fonctionné, que de savoir que Georges ait cru qu’elle était possible et qu’il s’y soit manifestement investi corps et âme.
Une poignée de mails, soigneusement conservés dans un dossier au nom de la jeune femme, en atteste. Ce sont les derniers mots d’amour écrits par un homme mûr soudain épris de jeunesse…


Deux heures du mat’
Deux heures du mat’
J’ai des frissons…
Je pense que tu es dans les bras de Morphée et je me dis qu’il a bien de la chance !
J’ai passé une excellente journée avec toi. C’est à refaire. Sans chercher à brusquer les choses.
Nous nous sommes montrés un peu timides tous les deux, mais sans doute cela a-t-il ajouté aux charmes de l’instant ? Quoi qu’il en soit, j’attends avec impatience de tes nouvelles et le plaisir de te revoir. Simplement, devant un verre ou autour d’un bon plat cuisiné par l’un de nous…
Je t’embrasse tendrement et chastement (oui, c’est compatible).
Georges.

Marmotte ascendant loir…
Coucou Véronique,
Je passais voir si tu avais répondu à mon mail de cette nuit…
J’en profite pour t’en envoyer un autre.
Après sept heures de sommeil, suivies d’une bonne sieste post-petit dej’, qu’ai-je fait en début d’après-midi ? Je te le donne en mille… Eh oui, j’ai dormi !
Un tel comportement ne me ressemble pas. Il y a bien sûr toute la fatigue accumulée ces derniers temps, mais je me connais suffisamment pour savoir que ce n’est pas la seule explication. Je me réfugie dans le sommeil parce que je suis très troublé par notre rencontre. Preuve, s’il en était besoin, que celle-ci est loin de me laisser indifférent !
Ce qui m’inquiète, c’est ton âge (ou le mien, ce qui revient au même). Ça n’a rien d’insurmontable, c’est simplement que j’ai peur de m’y prendre comme un manche avec toi !!! (Ne voir aucune allusion grivoise, SVP)
Voilà, moi aussi j’avais un aveu à te faire aujourd’hui.
À très vite ou bien tôt.
Tendresses et baisers.
Georges.


Il n’est pas question de te dire Adieu !
Bonjour Véronique,
Ton mail m’a bouleversé et montre que je m’y prends vraiment comme un manche !
Je n’ai mentionné le « problème » de la différence d’âge que par pure honnêteté. Moi aussi j’ai toujours été attiré par plus vieux que moi jusqu’à présent et je suis un peu déstabilisé par ce qui m’arrive, mais cela ne signifie aucunement que je le rejette. Tu ne peux pas croire ça, tu as forcément vu le contraire dans mes yeux l’autre jour !
Il ne me vient pas à l’esprit que tu sois à la recherche d’un père, tu en as effectivement un. Je ne suis pas non plus à la recherche d’une fille. Je laisse ce genre d’interprétation psychologique à la con à ceux qui ont besoin de se rassurer.
Notre différence d’âge ne peut rien compromettre entre nous, je te le garanti. Et il n’était question dans mon message précédent que de t’indiquer que je me sens maladroit devant la nouveauté : tu es à la fois jeune et femme, voilà qui n’est pas banal pour qui me connaît.
Comment m’y prendre ? Je m’en doute un peu…
Je ne veux rien brusquer et pourtant l’autre jour j’ai eu du mal à te laisser partir. Je voulais te garder près de moi ou que tu m’enlèves… J’avais envie de ton corps contre le mien. Je te parle d’étreintes qui n’auraient pas nécessairement été sexuelles pour une première fois même si mon propre corps me lançait des signaux qui ne trompent pas.
Pour ce qui est de te prendre pour une gamine naïve ou de me sentir lésé d’un point de vue intellectuel, je ne vois pas une seconde où tu as pu aller chercher ça. Mon dieu, quelle imagination ! Si tu te souviens de nos précédents dialogues sur MSN ou lors de notre rencontre, tu as forcément dû noter que je n’ai pas ce genre d’a priori. J’aime les gens pour ce qu’ils sont et tels qu’ils sont. Je ne suis pas plus intelligent que toi, j’ai peut-être un bagage différent, mais j’ai aussi vingt-cinq ans de plus et donc davantage d’expérience. Et l’expérience, ce n’est après tout que l’accumulation des erreurs passées !
J’ai les larmes aux yeux en t’écrivant car ton message m’a donné l’impression de te perdre et je ne veux pas cela. Il n’est question ni de te dire au revoir, ni de te dire adieu mais plutôt BIENVENUE DANS MA VIE !!!!
Je suis quelqu’un d’honnête, si ça n’allait pas entre nous, je ne partirais pas sans explication. Et puis si notre relation amoureuse devait capoter un jour, ça n’empêcherait pour ce qui me concerne aucunement la poursuite d’une amitié vraie. Mais nous n’en sommes pas là. Pour l’heure il est évident que ce que je te propose va au-delà d’une simple amitié. C’est à toi qu’il appartient de décider de l’accepter ou de le refuser. Je pense avoir répondu à tes craintes, si ce n’est pas le cas, parlons-en de vive voix, ce sera plus facile et nous éviterons les quiproquos.
Je t’embrasse tendrement.
Georges.


Je voudrais être Morphée
Bonjour Véronique,
Je suis devant mon ordinateur depuis 4 h 30 ce matin, en train de travailler pour être sûr de livrer mon boulot à temps jeudi matin au plus tard et POUVOIR DÉJEUNER ET PASSER L’APRÈS-MIDI AVEC TOI ensuite.
J’attends que tu te connectes pour pouvoir discuter un peu et me faire pardonner la façon cavalière dont je t’ai « expédié » hier soir.
Tu dois récupérer de ta nuit. Je voudrais bien être Morphée et te sentir abandonné dans mes bras…
Tu vois, je pense à toi et tu me manques. Mais je respecte ton sommeil, moi qui ne suis pas un gros dormeur. Alors je prends mon mal en patience…
Je te fais plein de bisous en commençant dans le cou, pour continuer un peu partout ensuite.
Georges.


Je pars au lit…
Coucou, belle endormie…
Il est quatre heures du matin, je pars au lit. J’ai dormi de 22 h 30 à 00 h 30, heure à laquelle je me suis remis au boulot.
Ça y est, c’est terminé sur le fil, comme d’habitude.
Ce matin, kiné à 8 h 45 pendant une heure et après ma journée est pour toi.
Je t’embrasse.
Georges.


Y’a d’la joie…
Ma Tendresse,
Je voulais juste t’accueillir par quelques mots simples qui te diront à quel point j’ai passé un merveilleux moment avec toi et contre toi.
J’ai aimé la simplicité de nos enlacements, la caresse de tes mains sur mon corps, celle des miennes sur le tien, la fougue de nos baisers largement moins timides qu’au premier jour. Je n’en demandais pas plus, c’était si doux, si bon, et tellement vrai ! J’étais un peu gêné par la manifestation impulsive d’une certaine partie de mon individu, mais c’était sans fausse honte inutile, je me disais qu’elle n’était là que pour confirmer ce que chaque atome de mon être criait… Et puisque je parle d’atome, c’est le cas de dire que plus que la confusion, c’est la fusion que je veux retenir de ce moment précieux.
Si tu sais lire entre les lignes, tu comprendras sans mal ce que je veux dire sans utiliser des mots qui ont été trop galvaudés pour garder un sens réel…
Je te fais des milliers de bisous.
À demain.
Georges.


C’est si bon…
Ma Tendresse,
Je viens de relire ton mail et ton SMS. Je suis très ému de ce qui nous arrive. Moi non plus je n’ai jamais ressenti les choses de cette manière avec un autre. C’est pour cela que je m’applique (sans aucun effort) à trouver des mots nouveaux pour te parler ; je veux dire des mots que je n’ai jamais employé avec quiconque.
Tu es et tu resteras, quoi qu’il arrive, à part. Et c’est si bon d’avoir conscience de cela.
Ma douceur trouve parfaitement son écho dans la tienne, mes câlins leur reflet dans les tiens. J’aime cette réciprocité, cet échange naturel et sans affectation.
J’ai hâte de te serrer à nouveau dans mes bras, de me blottir dans les tiens. De piquer ton cou de petits baisers, de dévorer ta bouche… Et puis c’est tout ! Je veux dire que ma hâte s’arrête là car pour le reste, comme toi, je ne veux rien précipiter. Attendons d’être prêts, de mieux nous connaître… Que la pomme soit mûre avant de la cueillir pour la croquer à pleines dents. Si elle l’est, alors aucun serpent ne nous chassera du paradis où nous serons !
Je te couvre de baisers tendres et câlins.
Bon réveille.
Je t’appelle en sortant de mon rendez-vous pour que tu me dises où te rejoindre.
À très vite Ma Tendresse.
Georges.


C’est si peu dire que je t’aime…
Véronique, Ma Tendresse,
Il est très tard dans la nuit, je suis réveillé et je pense à toi qui travailles.
Je t’ai dit « je t’aime » en te quittant à la station de métro et c’est vrai. Cependant ces mots-là je voulais les retenir parce qu’ils ont tellement été utilisés à tort et à travers qu’ils sont usés jusqu’à la corde. Mais dans ma bouche, sur mes lèvres, ils étaient vrais et purs comme au premier jour.
Ce qui se passe entre nous est très nouveau pour moi. C’est la première fois que je fais la cour à une femme dans l’espoir de décrocher son cœur. Le corps est accessoire, il viendra ou non en temps voulu, quand nous en déciderons d’un commun accord, mais déjà te serrer dans mes bras, mêler nos langues, mordre nos lèvres, pour moi c’est faire l’amour avec toi.
Je ne sais pas ce qui m’arrive, ou plutôt je le sais trop bien. Je suis heureux et comblé comme jamais je ne l’ai été. Ton sourire me bouleverse, ta gentillesse me comble, ta tendresse me transcende. Je ferai tout pour ne pas démériter de toi.
Je t’aime. Chaque seconde loin de toi est un supplice que seule la certitude de te revoir très vite ou bien tôt parvient à adoucir.
Je te couvre de baisers, tendres et câlins, chastes et purs, mais surtout fougueux et passionnés.
Georges.


Vivement demain !
Bonjour Ma Tendresse,
J’espère que lorsque tu liras ce mail tu auras bien récupéré de ta nuit de travail.
Je pense à toi très fort et je voulais te le dire, simplement.
Notre petite conversation d’hier a dû perturber un peu mon inconscient car j’ai fait des rêves bizarres. Rien de grave, je te rassure tout de suite. Nous étions dans une situation où il ne pouvait échapper à personne que nous formions ensemble un couple, toi et moi, et nous tombions sur quelqu’un qui me connaissait et que je ne parvenais pas à situer. Un ami de mon compagnon, mais qui ? Ce qui me tracassais le plus, ce n’était pas qu’il nous ait vu, mais de ne pas être capable de le reconnaître. C’est idiot. Au réveil je me suis dit que ce devait être la traduction de nos propos sur les gens autour de nous quand nous nous tenons par la main.
Je te raconte cela pour te rendre compte de ma nuit : tu vois, je n’étais pas loin puisque nous étions ensemble !
Vivement demain que je puisse te serrer dans mes bras, te faire tous les bisous qui me démangent les lèvres, prendre ta main…
Je te fais des milliards de petits baisers furtifs, qui t’effleurent à peine la peau au point que tu ne sois pas certaine que je te les aie faits et que pour cela tu en redemandes…
Je t’aime et tu me manques.
Georges.


Tic-tac, tic-tac
Ma Tendresse,
Le tic-tac de ma montre est insupportable, chaque seconde sans toi est un supplice !
Je t’imagine étendue sur ton lit, somnolente ou endormie, abandonnée à la douceur de tes draps et je les envie ! Je voudrais être à la place de ton oreiller, prendre ta tête sur mes genoux, te caresser doucement les cheveux, les effleurer à peine pour ne pas risquer de t’éveiller. Je resterai là des heures à te regarder dormir, écoutant ton souffle régulier et je serais heureux…
Mais voilà, tu es loin et je suis au travail (nouvelle commande arrivée ce matin) alors j’avance en me disant que je n’aurais aucun scrupule à tout envoyer promener dès que tu me feras signe.
J’ai envie de tes bras, de tes lèvres, de ta bouche, de la douceur exquise de ta peau dans le cou, de tes mains ravissantes avec leurs longs doigts minces…
J’ai besoin de l’eau pure de tes yeux si bleus, du rayonnement de ton sourire.
En trois mots que tu devines : tu me manques !
Je te pique de tendres baisers un peu partout, avec toute la retenue dont tu me sais capable malgré la fougue qui m’anime.
À très vite ou bien tôt. À tout de suite !
Georges.


J’ai confiance pour deux !
Ma Tendresse,
J’ai lu et relu ton mail qui me bouleverse.
Il ne faut pas que tu manques de confiance en toi. Il n’y a aucune raison. Tu es loin d’être bête (sans ça tu ne m’aimerais pas) et surtout tu as un esprit curieux et très ouvert. Tout ce qu’il faut pour y arriver…
Eh puis, je suis là pour t’aider et te soutenir, pour te redonner confiance s’il le faut. Quand je t’entends parler de ton boulot, je sens que cela te passionne, il n’y a pas de raison que tu ne réussisses pas. Là aussi, dans la mesure de mes moyens je t’aiderai. Je ne sais pas encore comment, mais on trouvera… (On jouera au docteur, je ferai le malade, tu me soigneras très bien).
Je plaisante pour te redonner le sourire, c’est tout. Je ne cherche pas à me moquer de toi. Ce n’est pas mon genre et de plus il n’y a aucune raison pour cela !
Si mes mots éveillent un écho en toi et te font vibrer, j’en suis le plus heureux des hommes. Cela me comble au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Quant à l’idée de nous endormir enlacés l’un contre l’autre, j’espère qu’elle se concrétisera à ton retour. Je parle bien de dormir et pas d’autre chose. J’avoue que rien que cela serait merveilleux. Ce ne serait effectivement que tendresse et apaisement.
Je suis sincère en te disant cela. Je sens ta fragilité, ton incertitude. Je ne veux ni précipiter les choses ni te forcer en quoi que ce soit. La chasteté qui est devenue la mienne, de fait, depuis notre rencontre ne me pèse en rien. Elle participe à ma joie d’attendre le moment propice, celui que toi tu choisiras.
Si tu n’as pas l’impression d’être à la hauteur de tes attentes, c’est peut-être simplement qu’il t’a manqué jusqu’à maintenant des yeux dans lesquels tu puisses lire cette confiance. Tu dis que tu trouves une certaine paix à mes côtés, j’espère que très vite tu y trouvera cette confiance qui te manque et que tu mérites. J’en ai pour deux, prends-en ta part et fonce vers cet avenir que tu souhaites et qui te tend les bras (je ne parle pas seulement des miens, ils ne sont qu’accessoires) !
Pardonne-moi d’avoir été un peu long. J’espère t’avoir convaincue. Tout cela, ce ne sont pas des mots lancés en l’air comme des fusées de feu d’artifice, pour faire beau dans un ciel sombre et vite s’évanouir en laissant les caisses vides. Je ne veux pas tirer de feu d’artifice pour toi, mais je te donne la clef du coffre au trésor. Dedans il n’y a pas beaucoup d’argent, mais il y a mon cœur dont la richesse inépuisable est faite d’amour, de tendresse, de câlins, de confiance et de tout ce qu’il faudra pour te rendre heureuse.
Je te couvre de bisous, tendres et câlins, chastes et sereins afin que tu passes une bonne soirée et une bonne nuit. Et surtout que ce que je viens de te dire se grave en toi pour que tu n’oublies jamais qu’il y a quelqu’un qui t’aime, qui croit en toi et qui es prêt à t’aider à réussir, parce que tu le mérites.
À très vite ou bien tôt.
Georges.

samedi 4 janvier 2014

Le garçon roux 2/2

 

L’été s’acheva avec les vacances. Septembre fut pluvieux et triste, comme s’il avait voulu atténuer le regret de devoir prendre le chemin du lycée.
Le lycée fut une expérience nouvelle pour Rémi. Il y était davantage anonyme qu’au collège, au milieu d’une population plus vaste. La rumeur courait toujours, mais elle avait davantage de mal à l’atteindre. Et puis, il savait désormais à quoi s’en tenir, ce qui paradoxalement l’apaisait.
Dans la cour ou aux interclasses, il écoutait les autres garçons parler de sexe et se vanter. Il n’aimait pas les mots crus et orduriers qu’ils employaient ; "queue", "jute", "baiser" lui écorchaient les oreilles. Dans son for intérieur, il éprouvait un vague sentiment de supériorité sur ces petits crétins. Combien de ces beaux-parleurs avaient-ils déjà eu des rapports sexuels ? Il n’osait formuler « fait l’amour » car il savait bien que lui-même ne l’avait pas fait. Il avait une conscience douloureuse de ce que la bestialité de ses rapports avec Jean-Marie était aux antipodes d’un véritable acte amoureux dans lequel le sexe et les sentiments se transcendent. Mais au moins n’était-il plus le puceau que d’aucuns voulaient voir en lui…
Il savait qu’il ne reverrait plus Jean-Marie. L’été prochain, celui-ci aurait atteint ses dix-huit ans, il serait majeur et n’aurait plus à suivre ses parents sans rechigner. Il n’en éprouvait aucun regret. Tous deux n’avaient-ils pas fait ensemble le tour de la question ?
Les premiers mois furent ceux d’une adaptation nécessaire à un nouveau lieu, de nouvelles règles, un nouveau rythme. Rémi se pliait à tout ceci comme il l’avait toujours fait, avec une indifférence studieuse. Il n’avait aucun goût pour la chose scolaire mais savait qu’elle était un passage obligé, le mieux était encore de tout faire pour que cela dure le moins longtemps possible. Cet état d’esprit faisait de lui un excellent élève aux yeux d’un système qui était incapable de voir à quel point cet adolescent était perdu depuis longtemps.
Peu avant les vacances de la Toussaint, il se lia d’amitié avec un garçon de terminale. Ceci se passa à l’infirmerie où il s’était rendu pour un mal de tête diplomatique à l’approche d’un contrôle d’anglais, tandis que Jacques était là pour une blessure en cours d’éducation physique.
Ils se retrouvèrent allongés chacun sur l’un des lits de fer de la salle de repos, d’abord sans échanger un mot. Ils se regardaient d’un bout de la pièce à l’autre, d’une façon qui devint de moins en moins neutre au fil du temps.
Rémi comprit qu’il plaisait à ce petit brun viril et nerveux qui ne lui était pas non plus indifférent. Son regard se fit plus appuyé, sa langue humecta ses lèvres sèches, sa main droite s’égara sur son entrejambe… L’autre sourit et cligna de l’œil en signe d’assentiment.
S’ensuivit une de ces conversations enjouées et insipides telles que peuvent en avoir les lycéens à propos de leurs professeurs respectifs, de leurs horaires de cours et autres insignifiances.
Quand l’heure du contrôle d’anglais fut passée, la migraine de Rémi s’estompa comme par enchantement. Avant de quitter l’infirmerie, il alla serrer la main de son compagnon en lui souhaitant bon courage et en y abandonnant un bout de papier sur lequel il avait noté son prénom et son numéro de téléphone.
Peut-être était-ce aussi simple que cela, au fond, de rencontrer quelqu’un ? Mais la porte passée, le doute s’installa en même temps que l’attente. Or, la mauvaise entorse que s’était faite Jacques différa leur premier rendez-vous de trois semaines, ce qui ne fit qu’attiser les angoisses du garçon roux.


Ils avaient cru l’un et l’autre à une bonne fortune qui leur promettait des ébats amoureux, cependant les choses tournèrent différemment. Non que le désir ne fût pas au rendez-vous, mais parce que cette seconde rencontre les entraîna sur un chemin qu’ils n’avaient pas imaginé.
Chacun avait attendu un baiser, une main caressante, et pourtant l’un et l’autre se lancèrent dans une discussion sans fin sur leurs premiers émois sexuels, confrontant leurs expériences respectives. De ce dialogue intense naquit une amitié indéfectible qui ne devait jamais déboucher sur la moindre liaison amoureuse entre eux.
L’aîné indiqua au cadet la géographie interlope de la ville, les lieux de rencontres en plein air, les bars et les boîtes dans lesquels deux garçons pouvaient se draguer sans risque. Il lui indiqua un numéro de téléphone non surtaxé sur lequel des hommes se trouvaient connectés en réseau pour échanger propositions et rendez-vous. Contrairement à ce qui s’était passé avec Jean-Marie, ceci était fait sans contrepartie et n’était que l’entre-aide naturelle entre deux garçons que leurs goûts pouvaient mettre en danger à tout moment.
Jacques, qui était un jouisseur, fit découvrir à Rémi les trios, les parties carrées, et les partouzes plus nombreuses ; cependant ils ne se frôlèrent jamais dans ses moments-là, s’occupant exclusivement des autres participants.
L’adolescent menait une vie frénétique, s’étourdissant d’une excitation permanente qui l’empêchait de sombrer dans la mélancolie maladive qui était la sienne depuis si longtemps. Il s’offrait au hasard la chance, feignant de croire qu’il tenait là sinon le bonheur au moins une part de celui-ci.
Mais au fond de lui, il savait bien que rien n’avait vraiment changé. Il détestait ce qu’il était, il se détestait.
Qu’était-il, au fait ? Un grand garçon pâle et roux, efféminé, à la voix montant abruptement dans les aigus contre sa propre volonté, aux tâches de son qui avaient migré du visage aux avant-bras sans vouloir disparaître…
Il abandonnait son corps entre des bras qui n’étaient souvent ni tendres ni accueillants, il pompait des sexes qui n’étaient pas toujours propres… Et tout cela il le faisait par dégoût de lui-même. Son éducation ne l’avait pas préparé à affronter cette vérité insoutenable : il n’était qu’un pédé, un fruit sec, une branche morte de son arbre généalogique.
Comment aurait-il pu s’aimer puisque, autour de lui, les gens auxquels il tenait le plus ne pouvaient éprouver le moindre sentiment positif pour les gens de sa sorte ?
Il se souvenait qu’au collège, dans sa propre classe, il y avait un garçon dont il ne faisait aucun doute qu’il appartenait à la même catégorie maudite que lui, qui avait basculé dans le camp de ses persécuteurs pour n’être pas repéré et poursuivi à son tour. Il ne lui en voulait pas vraiment, il comprenait cette attitude sans voir ce qu’elle avait de bien plus dégradant que la sienne. Lui n’avait pas choisi d’être ce qu’il était, l’autre agissait en conscience. En l’insultant, en l’humiliant avec les autres, il s’enfonçait au plus profond de l’abjection.
Quelle que soit sa manière d’envisager les choses, le garçon roux aboutissait toujours à la même conclusion, que sa vie ne cesserait jamais d’être un calvaire, que le bonheur serait à jamais refusé aux gens comme lui ailleurs que dans les cercles artistiques fermés de la capitale, qu’il était bien plus facile d’être pédé dans le marais qu’au bord de la mer dans une station balnéaire microscopique où chaque rideau, chaque persienne, abritait une vigie nauséabonde.
Cette vie était un piège, un labyrinthe duquel il était impossible de sortir. Il n’y avait pas d’autre solution que de continuer de se taire, de chercher une satisfaction éphémère et fugace. Du moins était-ce ainsi que Rémi voyait les choses, imaginant une absence d’avenir.

 

Les fêtes de fin d’année passèrent, tristes à pleurer. Le garçon roux avait très tôt cessé de croire au Père Noël et l’orientation que prenait sa vie n’était pas faite pour le ramener vers cette vision idyllique d’un monde d’amour, de cadeaux et de partage.
Ses parents ne voyaient rien de ses tourments. Pour eux, il était un garçon sérieux et équilibré, un exemple à opposer à tous ses petits camarades, braillards, délurés, mal élevés, fainéants et autres amabilités.
Puis vint février, le mardi gras, la période du carnaval. Rémi n’aimait pas davantage cela que les fêtes de fin d’année. Il se sentait mal à l’aise d’une façon générale dans ces périodes qui assignaient à une joie obligée qui ne pouvait être que factice. Il évitait de traîner dans les rues dans ces circonstances, se terrant chez lui plus encore que d’habitude.
À cette occasion, Jacques le convainquit de participer à une soirée intime qu’organisaient quelques-uns de ses amis, omettant volontairement de préciser que ce serait une soirée déguisée.
Le jeune homme se présenta donc au rendez-vous en toute innocence.
Dès que la porte s’ouvrit à son coup de sonnette, il comprit qu’il était tombé dans un piège. Jacques se tenait devant lui, travestis en marquise froufroutante, dans une magnifique robe à crinoline, perruque blanche bouclée aussi volumineuse que le bonnet d’un horse-guard, boucles d’oreilles en bouchon de carafe.
— Bienvenue au bal des filles, dit-il d’une voix inhabituelle. Entre, je vais te présenter aux autres…
Rémi hésita une seconde. Son premier mouvement était de faire demi-tour et de prendre ses jambes à son cou. Il en voulait à Jacques de ne pas l’avoir averti, ou plus exactement de l’avoir attiré dans ce guet-apens.
— Je ne savais pas que c’était costumé. Je n’ai rien prévu, dit-il.
— Aucune importance, on va s’occuper de toi. Allez, ne fais pas ta timide…
Le garçon roux prit une grande respiration et entra. Il entra d’un même pas dans l’appartement et dans le jeu. Pour une fois, il ne se dégonflerait pas ! Et puis, ce n’était qu’une soirée en petit comité, après tout.
Jacques fit les présentations. Les trois amis qui vivaient ici en collocation étaient transformistes dans un cabaret gay. Ils y exerçaient leurs talents le week-end ; le reste de la semaine, le plus âgé était courtier en assurances, un autre était fleuriste et le troisième poursuivait des études de médecine.
Tous étaient déjà travestis.
Roland, l’assureur, était en working girl : chaussures à talons aiguilles, bas, jupe, pull et courte perruque noirs, veste rouge vif, il était le sosie de Patrick Timsit dans Pédale douce. Il en imitait les manières et la voix en parlant. La ressemblance était bluffante !
Frédéric, le fleuriste, était de taille moyenne et de corps assez mince. Il avait choisi un look plus déshabillé et plus corsé : pantoufles roses, culotte de dentelle et bustier rouges, kimono de soie noire et pour compléter le tout, une cravache était suspendu à son poignet par une dragonne.
Hugues, l’étudiant, était le plus grand du trio. Il portait des chaussures argentées à hauts talons aiguilles, des bas résille noirs ainsi qu’une longue robe également noire et fendue sur le côté à partir de la taille, une courte perruque blonde coiffée à la Mireille Darc.
Tous étaient maquillés et parés de plus ou moins de bijoux.
Rémi, qui n’avait jamais vu de travestis ailleurs que dans des films à la télévision, reconnaissait que ces trois-là et même Jacques étaient tout à fait crédibles.
— Viens, on va s’occuper de toi, dit Hugues. Nous avons tout ce qu’il faut dans la salle de bain. Toi, tu restes là et tu attends le résultat, ajouta-t-il à l’attention de Jacques. Fais-nous confiance !
Rémi les suivit docilement. Il était à la fois apeuré et intrigué. Il ne s’était jamais imaginé autrement qu’en homme, ne s’était jamais senti femme ni n’avait éprouvé l’envie d’en devenir une.
On le fit asseoir sur un tabouret pivotant, devant la glace murale qui trônait derrière les deux vasques encastrées dans un meuble dont le dessus était encombré de pots de crèmes, boîtes à poudres et crayons à cils.
Les trois professionnels l’étudièrent sans ménagement, comme des maquignons soupesant l’intérêt d’une bête à la foire. Ils se concertèrent brièvement en chuchotant, puis Hugues trancha.
— Tu vas te couler dans une de mes robes en lamé. Elle sera à peine trop courte pour toi, mais ça ajoutera une note provocante au personnage. Ensuite on te donnera une longue perruque blonde, une paire de bas résille à grosse maille, des chaussures à talon aiguille assez haut pour que ta beauté nouvelle domine la soirée. Et on te maquillera et te prêtera les bijoux qui compléteront le personnage…
Le garçon roux était incrédule. Il lui semblait s’être dédoublé, être présent à la fois comme cobaye et comme observateur de ce qui allait se passer. C’était une situation et un sentiment très étrange.
— Déshabille-toi ! Enlève tout, n’aie pas peur, on est entre filles…
Gauchement, il s’exécuta ; essayant de garder son boxer blanc comme un dernier rempart de sa pudeur maladive, mais on lui fit comprendre que la robe fourreau ne supporterait pas un tel outrage.
Une fois entièrement nu, on lui tendit les bas, qu’il enfila gauchement. Ceux-ci montaient jusqu’à mi-cuisse. Ils étaient dotés à leur extrémité supérieure d’un fin lacet de soie qu’il fallait nouer serré afin que l’accessoire ne retombe pas sur les chevilles. Puis on lui fit passer la robe. Celle-ci était ouverte dans le dos jusqu’au bas des reins et il comprit pourquoi il lui avait fallu sacrifier son sous-vêtement.
— Maintenant, demi-tour !
On l’avait poussé sur le tabouret et obligé à pivoter pour tourner le dos à la glace.
— Tu ne dois rien voir de ce qui va se passer maintenant. Seul le résultat mérite que tu t’y intéresses.
Tous trois s’activèrent. On vérifia qu’il était rasé d’assez près avant de lui enduire les joues de fond de teint, plus ce furent ses lèvres dont le dessin fut rehaussé de rouge avant que lui soient collés de faux cils et qu’un pinceau habile ne vienne camoufler la flamboyante rousseur de ses sourcils.
Par bonheur, ses cheveux étaient coupés court, ce qui permit à la perruque de s’adapter à la perfection. Elle lui descendait jusqu’au milieu du dos. Cela lui alourdissait la tête.
Il sentit qu’on lui passait un collier de perle autour du cou. Il gardait les yeux fermés par crainte de ne pas supporter de voir ce dont on se servait pour sa transformation. Cela lui rappelait vaguement les séances de dentiste de son enfance, lorsqu’il crispait ses yeux clos pour ne pas voir la fraise s’approcher de sa bouche.
On lui glissa un bracelet au poignet droit en même temps qu’on lui enlevait sa montre beaucoup trop grosse pour être crédible au bras d’une femme.
— Il manque une touche finale, s’exclama Frédéric.
Rémi l’entendit farfouiller dans un tiroir, puis il sentit une sensation de froid au creux des reins, juste au-dessus du bas de la robe. Ce devait être un crayon gras, il sentait que l’on traçait des lignes. Ce fut bref, quelques traits à peine appuyés.
— Regardez-moi, ça, les filles… Le papillon sort de sa chrysalide !
Il entendit le déclic d’un appareil photographique, puis on le fit pivoter de nouveau.
— Tu es prêt ? demanda Hugues.
Il était perplexe, mais fit bravement un signe affirmatif de la tête.
— Alors ouvre les yeux…
Ce fut une rencontre bizarre que cet échange de regard entre lui et l’inconnue du miroir. Tous deux semblaient se regarder timidement et se découvrir avec appréhension.
— Alors, qu’en penses-tu ?
— Wahouh ! dit-il avec un accent où se mêlaient fierté et reconnaissance.
Il avait cru qu’on lui ménageait une mauvaise farce, qu’il serait ridiculisé une fois de plus, outrageusement grotesque, mais il s’était trompé. Le résultat de sa transformation faisait qu’il était méconnaissable.
Frédéric lui tendit son téléphone portable sur lequel il pouvait voir la photographie de son dos. Juste au-dessus de la limite du vêtement, semblant s’évader de son intimité, un papillon stylisé prenait son envol. Tatouage éphémère et sublime qu’il aurait voulu immortel.
— Tu es magnifique ! Mais un peu plate, il faut bien en convenir, trancha Roland.
Déjà Hugues et Frédéric s’emparaient chacun d’un préservatif et le gonflaient à un volume raisonnable. Ils y faisaient un nœud dont ils retroussaient la queue sur le ballon obtenu afin d’en renforcer la solidité, comme ils le lui expliquèrent. Puis les deux globes trouvèrent leur place sous la robe, à hauteur de poitrine.
— Et c’est ainsi que le bouton laisse place à la fleur qu’il contenait… D’ailleurs, nous te baptiserons Rose pour la soirée. Nul doute que tu en sois la reine ! Allons te présenter à Jacqueline…
Il eut peur de ne pas pouvoir marcher avec ces hauts talons qui lui cambraient le pied, mais cela se révéla d’une facilité quasi-nautrelle.
Jacques attendait le résultat avec impatience et ne fut pas déçu.
— Je savais que tu étais fait pour ça ! s’exclama-t-il avec une admiration parfaitement sincère qui acheva de rassurer Rémi.

Ce fut une soirée endiablée comme le garçon roux n’en avait jamais connu. En meneur de revue accompli, Roland/Timsit menait tout le monde à la baguette, ses acolytes improvisant des danses suggestives auxquelles Jacques et lui étaient conviés. Les quolibets bon enfant fusaient, les rires s’enchaînaient…
Le plus difficile pour Rémi fut de s’habituer à parler au féminin. Si sa voix s’y prêtait sans problème, il ressentait une grande réticence à franchir ce pas car il avait toujours trouvé ridicule pour un homosexuel de singer les femmes. Cependant il comprit vite qu’il ne s’agissait pas de singer qui que ce soit, mais d’accorder sa conversation « en genre et en nombre » comme le disaient les règles de grammaire de ses anciens livres de classe.
C’était le dernier pas à franchir pour entrer totalement dans l’ambiance décoiffante de cet instant hors du commun. Dès qu’il l’eut franchi, il se coula dans son nouveau personnage avec une grâce et un plaisir manifestes.
S’il avait cru au départ que les compliments que lui adressaient les trois transformistes tenaient de l’autosatisfaction devant leur création – leur créature ? –, il comprit vite que leur admiration n’était pas feinte et qu’ils reconnaissaient en lui l’un des leurs. Même Jacques paraissait subjugué par la métamorphose de son jeune camarade.
Rémi prit confiance en lui et lâcha tout. Ses inhibitions s’envolèrent comme par enchantement, il improvisa des demi-strip-teases, relevant le bas de sa robe pour exhiber ses fesses ou laissant échapper la bretelle d’une de ses épaules.
Jamais il ne s’était autant amusé de sa vie et ce qu’il avait cru devoir être une expérience douloureuse quelques heures plus tôt s’avéra, au contraire, une exquise surprise.
Alors ce fut une évidence pour le garçon roux ; le bonheur que Rémi n’atteindrait jamais, Rose pouvait s’en emparer !
 

Toulouse,
27 et 28 décembre 2013
2 et 3 janvier 2014

vendredi 3 janvier 2014

Le garçon roux 1/2

« Né au bord de la mer, je finirai au bord de l’amer… » Ainsi Rémi aimait-il résumer sa vie en abordant l’adolescence, alors même que celle-ci ne faisait que commencer. Loin de le démentir, dans ces moments-là, sa voix montrait qu’il avait depuis longtemps franchi la lisière de l’amertume et nageait déjà au large.
« Il faut dire que je n’ai pas été épargné le jour de la distribution, comme si l’on avait voulu faire de moi un condensé d’inconvénients ; comme si Dieu, insouciant ou insoucieux de mon sort, avait souhaité faire une expérience machiavélique ou diabolique », poursuivait-il avec une note d’humour grinçant.
Ce qu’il nommait lui-même ses inconvénients, il les avait découverts petit à petit. D’abord, il y avait eu la couleur de ses cheveux, d’un roux flamboyant. Cela lui avait valu de la part des garçons et filles de ses classes successives la litanie des plaisanteries stupides. On l’avait surnommé "Poil de carotte", ce qui était sans doute le moins méchant de tous les sobriquets dont il fut affublé au long de sa carrière scolaire. On parlait aussi, à propos de sa tignasse épaisse et désordonnée, d’incendie de forêt, de même qu’il eut droit également à l’inévitable question de savoir s’il avait "pris le soleil à travers une passoire", allusion subtile aux taches de son qui constellaient ses joues. D’aucuns lui demandaient s’il était vrai que les roux sentent mauvais, d’autres se montraient plus directs en se pinçant le nez quand ils l’abordaient. C’était stupide et injuste. Cela le vexait beaucoup et entraîna chez lui une inhibition et une timidité dont il ne parvint plus à se défaire.
Un corollaire de la couleur de sa pilosité, moins voyant, était la blancheur et la fragilité de sa peau. Le moindre rayon de soleil mettait le feu à son épiderme, ajoutant ainsi des teintes rose pastel ou rouge vif à l’empourprement maladif qui le gagnait dès qu’on s’adressait à lui.
Le second inconvénient tint à son développement. Il s’avéra être un échalas dans des classes de Lilliputiens. Il fut vite encombré de ce grand corps frêle et anguleux qui était un sujet de moquerie supplémentaire pour ses condisciples. Il refusait le mot de "camarades" car il n’en avait pas vraiment. "Condisciple" avait l’avantage d’annoncer la couleur au sein de sa racine, même si l’on ne trouvait pas de disciple pour en attester la terminaison.
Ce corps qui s’était allongé en finesse avait en outre eu l’outrecuidance de s’accompagner d’une puberté précoce. Sa voix s’était mise à muer, produisant des effets ridicules ; des poils roux soyeux étaient apparus sous ses aisselles, sur ses bras, ses jambes, et bien sûr abondamment au niveau du pubis. Il était en avance en cela, comme il l’était dans ses études.
Lorsque sa voix défaillait dans les aigus, les rires fusaient autour de lui, qui achevaient de le faire rentrer dans sa coquille.
Rémi croyait vivre un calvaire, or la suite devait lui montrer que ce n’était qu’un temps béni à côté de ce qui l’attendait.
Une chose dont la nature n’était pas responsable, c’était le prénom que ses parents lui avaient donné et qu’il n’appréciait pas. Il n’avait certes rien à reprocher à l’ancien évêque de Reims qui baptisa le roi Clovis un 25 décembre et fut pour cela élevé au titre d’apôtre des Francs par son successeur. Mais Rémi était aussi le nom du personnage d’un abécédaire qui se retrouvait dans des situations que le garçon roux jugeait stupides et ridicules, ce qui lui évoquait une ressemblance dont il finissait par attribuer la faute rétrospective à ses géniteurs.
Le préadolescent monté en graine se prit à regarder les garçons de sa classe et de son école avec envie. Il eût souhaité leur ressembler, ne se distinguer en rien, passer inaperçu au milieu d’eux. Être un petit gros insignifiant, mauvais élève, tignasse brune, peau hâlée par les embruns, musclé, sportif, turbulent et moqueur envers les faibles ou ceux qui étaient par trop différents.
Son regard s’attardait souvent sur l’un d’eux au hasard, vague et rêveur. Peut importait lequel, il aurait voulu être chacun d’eux ou tous à la fois. Tous mais pas lui !
Cette attitude passa d’abord inaperçue, mais le plus déluré d’entre eux s’en avisa et en tira des conclusions qui lui semblèrent s’imposer : ses yeux verts devinrent des yeux de pervers ; Rémi était une pédale !
La nouvelle fit le tour d’un petit groupe, puis de la classe avant de gagner l’école et de déborder sur le reste de la ville.
Rémi n’avait conscience d’aucune sexualité. Son membre s’était développé, il lui arrivait parfois de devenir turgescent, de même qu’il avait été intrigué et horrifié par une première pollution nocturne incontrôlée, mais tout ceci ne représentait rien de concret pour lui.
L’incident nocturne s’était produit de façon très bizarre. Il était emberlificoté dans un rêve absurde, une histoire de bélier qui fonçait sur la grille en fer forgé d’un escalier extérieur, s’y emmêlait les cornes et y restait pendu, les pattes battant le vide. Le garçon avait ressenti la douleur de l’animal qui se diffusait dans tout son corps, puis ce fut une sensation de tiédeur sur l’abdomen qui l’éveilla. Dans un demi-sommeil, cette humidité dans la région du bas-ventre lui fit penser qu’il avait pissé au lit, ce qui ne lui était plus jamais arrivé depuis qu’il ne portait plus de couches ; mais après avoir repoussé les draps il fut bien obligé de constater que le liquide était blanc, épais, visqueux et avait une odeur écœurante qu’il jugea proche de l’ammoniaque.
Il venait tout juste d’avoir treize ans, c’était sa première éjaculation et il ne savait pas ce que c’était. Une vague intuition lui suggéra d’essuyer les draps rapidement, de nettoyer la tache avec un gant humide et de se recoucher sans en souffler mot à quiconque. Il n’en fut pas vraiment perturbé, d’autant que si son sexe se dressait quotidiennement au réveil, cela restait presque toujours sans effet… Il ne devait se demander que bien plus tard si, étant né la dernière semaine de mars, le bélier du rêve n’était pas d’un symbolisme évident.
"Pédale" était une insulte courante, passe-partout, il n’y prêta d’abord pas attention tant il avait l’habitude d’être le souffre-douleur du collège. Mais l’insistance avec laquelle on lui attribuait ce terme finit par le dessiller. Il en fut d’abord blessé. Ensuite, il chercha les raisons qui avaient conduit à le désigner comme tel. Sa voix haut perchée, ses regards vagues, son manque de virilité, ses manières légèrement efféminées lui sautèrent alors aux yeux et il se mit à se haïr plus encore qu’il ne l’avait fait auparavant.


Au fond, son enfance avait été sans histoires malgré ce spleen permanent, cette sensation d’être différent et rejeté comme tel par les autres. Il eût été incapable de déterminer si cela l’avait rendu solitaire ou si cet état lui était naturel.
Il aimait errer seul sur la plage, marchant le long de la mer ou se perdant dans les rochers ; partir à la pêche aux crabes, ramasser les coques ou repérer les couteaux de mer dans le sable humide. Il était capable de s’asseoir dans un trou d’eau entre les rochers et de rester caché là des après-midi entiers.
C’est dans les rochers adossés à la falaise qu’il fit la connaissance de Jean-Marie, l’été de ses quatorze ans. Jean-Marie avait deux ans de plus que lui, c’était un adolescent sûr de soi, un petit caïd d’une quelconque banlieue parisienne qui passait ses vacances ici avec ses parents et qui se prit d’amitié pour Rémi. Ses préoccupations de jeune coq l’amenèrent presque naturellement à faire l’éducation sexuelle de celui-ci. Il lui apprit donc à se masturber, lui montrant sans pudeur comment procéder et l’invitant à l’imiter.
La première fois fut laborieuse. Rémi n’éprouvait aucune excitation à voir son nouvel ami s’astiquer le membre de la sorte. Le jet blanc qui fusa jusqu’à un trou d’eau lui rappela douloureusement ses draps souillés et fut pour lui l’occasion d’un dégoût fugace. Son vis-à-vis lui demanda d’en faire autant, mais il avait honte de se montrer nu et ceci ne l’incitait guère à bander.
Il repensa à la scène le soir même au moment de se coucher et fut surpris de l’excitation qui le gagna soudain au souvenir de ces images. Il s’allongea sur son lit tandis que sa main trouvait naturellement le chemin et les gestes qu’il lui fallait faire. La libération fut rapide et abondante, souillant son ventre plat jusqu’au menton. Il s’essuya avec un mouchoir en papier tandis que son cœur battait la chamade et semblait ébranler tout son corps.
Durant le séjour de Jean-Marie, les deux garçons jouèrent quotidiennement à ce petit jeu. Tantôt c’était à celui qui éjaculerait le plus loin ou le plus dru, tantôt à celui qui amènerait l’autre le plus rapidement à la jouissance à grand renfort de caresses réciproques.
Lorsque son nouvel ami regagna la capitale, Rémi se désintéressa de la chose. Ce jeu solitaire n’avait retenu son attention qu’autant qu’il le pratiquait en compagnie. Désormais il ne se manuélisait que rarement, mais toujours en ressassant les images de ce qu’ils avaient fait au pied de la falaise, dans les trous d’eau des rochers. Il avait essayé de s’exciter sur des magazines pornographiques étalant de pulpeuses poitrines, sans résultat probant. Pour lui, cela ne signifiait pas qu’il était pédé, comme on continuait à le dire autour de lui ; simplement qu’il manquait d’imagination et préférait le vécu aux fantasmes.
L’année scolaire passa sur un rythme long et interminable. Rémi attendait les vacances non dans l’espoir de revoir Jean-Marie, mais parce que c’était l’occasion pour lui de retrouver une douce solitude loin de ses persécuteurs. De l’adolescent parisien, il n’avait aucune nouvelle. Pourquoi en aurait-il eu, d’ailleurs ?
La première quinzaine de juillet fut morose. Il allait à la plage, ce qui signifiait pour lui se cacher dans les rochers à l’ombre protectrice de la falaise. Il emportait avec lui un livre de poche qu’il n’ouvrait pas la plupart du temps, se contentant de s’asseoir nu sur un rocher, les yeux tristes, embués de larmes qui ne sortaient pas.
Il y avait en lui une mélancolie qu’il ne s’expliquait pas. Bien sûr, il était le souffre-douleur du collège, c’était insupportable, cependant il n’accordait que bien peu d’importance à ce que les autres pouvaient penser ou dire de lui.
Il ne s’aimait pas, ne voyait pas de justification à sa vie, n’imaginait pas d’avenir qui puisse être plus souriant que ce qu’il avait vécu jusque-là. C’était un état latent et imprécis, ponctué de vagues envies de mort, de l’idée de nager au large jusqu’à épuisement. Cela l’agaçait, il se sentait lâche, se disait qu’il n’avait pas même le courage de son propre suicide s’il fallait que cela eût l’air d’un accident.
Et puis Jean-Marie fit sa réapparition.
Il avait forci, une fine moustache soulignait sa lèvre supérieure, son maillot de bain Speedo avait été volontairement choisi une taille en dessous de la sienne afin de mieux mouler ses formes. Rémi enregistra la chose machinalement, la trouvant passablement ridicule.
L’adolescent lui tendit la main et, tandis qu’il la saisissait, l’attira contre lui pour l’embrasser, ses lèvres se collant aux siennes, sa langue forçant le passage jusque dans sa bouche. C’était son premier baiser. Il eut un haut-le-cœur, mais l’autre le tenait fermement, se montrant insistant. Il finit par se laisser aller à la douceur de cette sensation nouvelle qui n’était pas si déplaisante qu’il avait voulu le croire au départ.
Tandis que leurs langues luttaient, il sentit l’érection de Jean-Marie contre son ventre, ses mains qui lui caressaient le dos et venaient ensuite en reconnaissance vers sa propre érection. Il pensa que tout allait recommencer comme l’an passé, que son ami allait lui donner du plaisir manuellement, ce qu’il lui avait dit s’appeler un "cinq contre un".
— Tu vas voir, je vais t’apprendre de nouvelles sensations bien plus intéressantes et intenses… souffla Jean-Marie en l’obligeant à s’agenouiller à ses pieds tandis qu’il dégageait son sexe du vêtement trop serré.

Lui donnant toutes les indications requises, il l’initia ainsi à la fellation. Ses mains s’agrippaient à ses cheveux afin de maintenir sa tête tout en lui imprimant un rythme soutenu et l’empêchant de se dégager.
Rémi était intrigué et excité. Il imaginait parfaitement ce que serait l’issue de cet exercice et se demandait comment éviter cela. L’odeur du sperme le dérangeait depuis le premier jour, il n’avait aucune envie d’en tester le goût !
Jean-Marie se libéra dans un cri rauque en même temps que ses doigts se desserraient. Rémi eut un spasme de dégoût qui le cassa en deux tandis qu’il crachait et rendait ce qu’il avait ingurgité malgré lui.
— Tu verras, tu aimeras ça. La première fois, ça surprend toujours ! ironisa son ami.
Ce n’était pas une vaine promesse. De fait, les jours suivants, le garçon roux prit de plus en plus de plaisir à emboucher le membre de son compagnon de jeu. Il s’appliquait tout en se masturbant lui-même, conjuguant les rythmes pour parvenir à une libération simultanée de leurs jouissances respectives. Le maître se montrait plus que satisfait de son élève, aussi jugea-t-il qu’il eût été criminel de ne pas poursuivre plus loin cette initiation.
Un soir, il mit fin à l’exercice en son milieu ; faisant se relever Rémi, il le plaqua contre un rocher.
— Je vais t’emmener au ciel et te faire voir les étoiles, murmura-t-il.
Il prit son tube de crème solaire qui était posé non loin dans sa pochette de plage, afin d’en enduire copieusement l’anus de son compagnon avant de s’introduire en lui de façon plutôt brutale.
La douleur fut fulgurante. C’était une brûlure insupportable qui le fit hurler.
— Respire à fond, ça va passer… T’en fait pas, j’ai pas mis de préservatif à cause de la crème grasse. Ça ne servirait à rien. Mais je me retirerai à temps…
Sachant qu’elle était inéluctable, Rémi avait malgré tout imaginé que la chose arriverait différemment. Tout cela n’avait rien de romantique. Jean-Marie ne l’aimait pas, il se servait de lui pour son plaisir, pour tuer la vacuité de ces vacances en famille auxquelles il ne pouvait échapper. Lui non plus ne l’aimait pas ; pour aimer quiconque il faut commencer par s’aimer soi-même.
Il ne l’aimait pas, cependant il lui savait gré de cette initiation au plaisir. Jean-Marie, il le savait, lui avait ouvert les yeux sur une réalité qu’il n’avait pas su comprendre seul, malgré les quolibets des autres garçons. Il était bien un pédé, et toute cette semence qu’il répandait en suçant son compagnon ou se faisant prendre par lui le lavait de l’insulte idiote et infamante.