samedi 31 août 2013

Avec vue sur la vie 5/5

V
PATIENCE
(1957-2002)

Marinette rêve devant le cadavre de Charles. Elle repense à l’enchaînement des événements, depuis ce jour lointain où elle a quitté la ferme familiale pour prendre son poste à l’Auberge du Père Guilhaume. Elle se demande comment elle a pu se laisser avoir par ce beau parleur dont elle se méfiait pourtant, se rendre à ses arguments et finir par l’aimer sincèrement malgré les zones d’ombre, les petits mensonges jusqu’à la trahison finale.
Elle hésite entre l’apaisement de le voir mort sur ce lit et la rage qui revient la submerger avec une violence inouïe, dont elle se croyait pourtant à jamais libérée.
Cependant, ce matin, devant ce corps froid et roide, elle tient enfin sa revanche. Après avoir tout détruit autour d’elle, ce qu’il avait construit pour lui-même va lui revenir. Il n’est pas question de l’argent que cela représente, dont elle n’a que faire puisqu’il n’y a personne à qui le transmettre, mais de l’immense satisfaction d’avoir le dernier mot dans cette histoire nauséabonde.
Toutes les avanies qu’elle a subies, les vexations qu’il lui a fallu endurer, tout cela vient de se solder ce matin. Il est là, renvoyé au néant dont il n’aurait pas dû sortir.
Depuis des décennies, Marinette a confronté sans relâche ses souvenirs personnels aux informations historiques qu’elle a pu trouver. Elle a reconstitué patiemment ce qu’elle pense être le parcours de cet escroc et sans doute de cet assassin. Elle ne l’a jamais dit à quiconque, pourtant elle est persuadée que le Père Guilhaume n’a pas été exécuté par hasard. Ce n’est pas non plus la vengeance d’un partisan zélé ou d’un voisin jaloux, ça ne peut qu’être l’œuvre de quelqu’un qui savait que la seconde valise contenait autre chose que du linge défraîchi. Or, mis à part Charles, qui était au courant de la donation de l’auberge et des projets de fuite d’Auguste ? Le notaire, bien sûr, mais il était peu probable que celui-ci ait pu rester en embuscade, attendant le moment propice. Cette patience-là, le défunt l’avait certainement eue. Elle l’imaginait très bien, tapi dans un fourré, attendant l’heure où le fuyard prendrait la route. Qui sait, peut-être lui avait-il non seulement soufflé l’idée du départ en même temps que l’heure adéquate ?
Tout cela n’était que conjectures. Pourtant, le raisonnement se tenait plutôt bien. En tuant Auguste et lui subtilisant son magot, Charles se remboursait des sommes qu’il avait dû abandonner chez le notaire pour payer les frais de la donation de l’Auberge.
Une chose la tracasserait jusqu’au bout, cependant. Qui avait eu l’idée de cette donation ? Était-ce un geste spontané et sincère du vieil aubergiste ou bien une arnaque supplémentaire de l’escroc bordelais ? Elle espérait et voulait croire à toute force que le Père Guilhaume avait voulu transmettre son bien à quelqu’un qui y était attaché et en prendrait soin, même si ce devait être avec l’arrière-pensée de le récupérer à son retour. Pourquoi ne serait-il pas revenu, une fois la situation apaisée, les rancunes éteintes ? Elle lui aurait tout rendu, d’ailleurs, car elle n’aurait jamais pu se sentir chez elle si elle avait su qu’il pouvait revenir.

Charles est là, dans ce lit, aussi mort que l’était Dick ce soir de décembre 1983, squelettique, ayant perdu toute sa superbe de mâle noir irrésistible. Il avait souffert, supplié vainement Dieu et les Hommes sans que personne ne puisse rien pour lui. Charles le regardait se disloquer de jour en jour, atterré et angoissé par cette situation horrible, et Marinette semblait n’avoir qu’un regard blasé pour cette agonie qui ne la concernait que de très loin. Pour elle, Dick était mort par un bel après-midi de 1957. Enfin, disons plutôt par un après-midi ensoleillé parce que, pour ce qui est d’être beau, elle ne voyait pas très bien à quoi l’adjectif pouvait correspondre dans l’histoire…
Elle était seule à la réception de l’hôtel, lorsque ce couple d’Anglais était venu se plaindre de la chambre qu’on lui avait attribué. Ils faisaient du scandale et il était nécessaire de trouver une solution. Marinette ne s’occupait exclusivement que de la partie restauration, elle n’avait pas l’habitude de la partie purement hébergement. Elle avait vainement cherché l’un des deux gérants, consciente qu’il fallait trouver une solution au plus vite afin d’éviter un attroupement à la réception. Comme elle ne trouvait personne, elle avait jeté un coup d’œil au registre et au tableau des clefs pour voir ce qu’il était possible de proposer aux deux grincheux. Il restait une suite au quatrième étage, il suffirait de la leur proposer au prix de la chambre qu’ils n’aimaient pas.
Avant de s’y résoudre, par acquit de conscience, elle voulut aller s’assurer que tout était en ordre là-haut et qu’elle n’aurait à souffrir aucune autre récrimination. Elle prit la clef au tableau et monta par l’assesseur.
Discrète par nature, Marinette se déplaçait toujours silencieusement. Elle mettait un point d’honneur à ne faire aucun bruit en tournant les clefs dans les serrures et poussant les portes. Elle savait que ces bruits anodins deviennent vite insupportables quand ils sont répétés de chambre en chambre dans les hôtels. Il fallait savoir respecter le repos de la clientèle ne rien faire qui puisse déclencher son ire.
Elle entra donc silencieusement dans la suite du quatrième et resta interdite devant le spectacle qui s’offrait à elle et dont elle n’est toujours pas remise quarante-cinq ans plus tard.
Charles et Dick étaient sur le lit. Nus tous les deux. Le premier, à genoux, la croupe en l’air tandis que le second le chevauchait sauvagement.
Elle était comme fascinée par ce membre noir, énorme, qui entrait et ressortait en rythme du derrière de son mari, en même temps que l’horrifiaient les râles de plaisir échappés de cette bouche qui lui susurrait encore des mots tendres quelques heures plus tôt, au cours du déjeuner.
Bien sûr, elle avait entendu des choses sur cette sorte d’amours, mais cela lui avait toujours semblé irréel, inventé de toutes pièces pour faire peur, comme on prétend qu’il existe un enfer pour retenir les fidèles au bord du péché mortel.
Elle s’était retirée sans plus de bruit qu’à son entrée dans la pièce, avait refermé la porte à clef et était redescendue à la réception où elle avait informé le couple de râleurs qu’il n’y avait pas d’autre chambre de disponible. Si la leur ne convenait décidément pas, elle leur proposait de chercher un autre hôtel à leur convenance. Néanmoins, la totalité de leur réservation leur serait retenue comme cela était prévu au contrat.
Leur mine profondément choquée ne lui fut d’aucun réconfort. Elle attendit qu’ils regagnent leur chambre en ronchonnant et quitta la réception à son tour.
Elle alla chercher son sac à main et ses gants de fil, puis elle sortit dignement sans le moindre regard pour ce qui se passait autour d’elle. Il lui fallait réfléchir à tout ce qu’elle venait de voir et de comprendre en l’espace de quelques secondes. Surtout ne pas réagir à chaud en s’emportant, prendre le temps de tout peser afin de ne pas se faire avoir une fois de plus, une fois de trop !
Elle passa l’après-midi sur la plage, fixant la mer, inconsciente des larmes qui débordaient de ses yeux et coulaient drues sur ses joues où le rimmel se diluait de façon grotesque. Elle se sentait trahie. Non pas tant par son époux, car elle en avait plutôt l’habitude, que par Dick en qui elle croyait avoir un allié depuis la fin de la guerre. Il n’était pas question de se laisser faire ni de partir sur un coup de tête. Sinon par le capital, cet établissement était aussi le sien par l’investissement personnel qu’elle y avait apporté.


Lorsqu’elle rentra le soir, tenant dans ses bras un chaton abandonné qu’elle avait trouvé grelottant de peur dans une ruelle, sa décision était prise. Elle allait leur faire payer tout cela, jour après jour, jusqu’au Jugement dernier.
— Je vous présente Patience, ma nouvelle compagne, dit-elle en les croisant tous deux dans le hall.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Je ne veux pas de ça ici, répliqua Charles d’un ton qu’il jugeait sans appel.
Elle le toisa posément et, sans même élever le ton, annonça la couleur d’une façon involontaire crue.
— Désormais, Charles, je m’occuperai de ma chatte et Dick de ton cul… Il semble faire cela très bien.
— Chassez le naturel, il revient au galop ! Quelle vulgarité de fille de ferme… lâcha son mari, dans une moue méprisante.
— Les insultes du garçon d’écurie que j’ai vu cet après-midi dans la suite du quatrième ne pourront plus jamais m’atteindre, tiens-toi le pour dit.



Les années qui suivirent furent terribles. Hormis pour les questions de travail, Marinette n’adressait pratiquement plus la parole aux deux hommes. Elle avait investi la suite du quatrième et en avait fait son appartement personnel. Elle s’y enfermait le plus souvent avec Patience, à qui elle racontait la litanie des avanies qu’elle avait endurées depuis si longtemps.Extérieurement, rien ne paraissait de cette nouvelle situation. Pour tous, les apparences étaient sauves, ce qui était bien le principal aux yeux de Charles. Cette nouvelle situation lui convenait tout à fait, qui tenait sa femme éloignée de lui tout en lui laissant le champ libre pour vivre plus étroitement sa passion pour Dick.
De son côté, Dick sentait bien qu’il avait perdu plus qu’il ne gagnait dans cette nouvelle donne. Il éprouvait une amitié sincère pour Marinette et cela le chagrinait que ce ne fut plus réciproque.
Les affaires tournaient on ne peut mieux ; l’argent rentrait, permettant de nouveaux investissements. Au début des années soixante-dix, Charles fit l’acquisition d’une boîte de nuit à Caen. Il y passait la plupart de ses soirées. À soixante-trois ans, il était comme un enfant gâté émerveillé par son nouveau jouet.
Dick s’ennuyait un peu. Il prit l’habitude de retourner au pays de façon régulière. Il partait rendre visite à d’anciens camarades de combats qui avaient été démobilisés à San Francisco et n’en avaient plus bougé depuis.
En 1974, alors que Valéry Giscard-d’Estaing remontait les Champs-Élysées à pied le jour de sa prise de fonctions, Patience rendit son dernier souffle devant la télévision. Marinette en fut très affectée, elle décida de faire naturaliser la bête. Elle se fit indiquer l’adresse d’un taxidermiste à qui elle remit le cadavre de l’animal ainsi que son coussin préféré en expliquant qu’elle voulait le retrouver en boule, apaisé et endormi sur ce coussin quand elle rentrait chez elle le soir. La demande ne parut pas saugrenue à l’artiste qui s’exécuta avec soin. Dès lors, Patience mérita pleinement son nom ; elle attendait près de sa maîtresse, veillant sur ses peines et espérant le retour de la joie.
Au début des années quatre-vingt, Dick revint malade et affaibli d’un dernier voyage à San Francisco. On parlait alors d’un étrange cancer qui s’attaquait aux hommes qui aimaient les hommes. On ne savait pas trop comment cela s’attrapait et encore moins comment le soigner. Les chances de survie étaient nulles. Dick parvint pourtant à traîner deux ans avant de partir dans d’effroyables souffrances.
Le chagrin et la peur de Charles furent le signal de la revanche pour Marinette. Elle entretint chez lui la peur de la maladie, l’idée que son compagnon l’avait nécessairement contaminé avant de disparaître. Il tomba peu à peu dans un état dépressif où elle le maintint le temps de le forcer à signer quelques papiers, parmi lesquels les procurations nécessaires à la réalisation de leur patrimoine immobilier.
La boîte de nuit fut cédée assez rapidement et prit le nom de discothèque, pour l’hôtel se fut à la fois plus long et plus juteux. L’Auberge, qui lui appartenait toujours en propre, resterait en gérance et servirait de protection en cas de nécessité. Plus tard, elle la léguerait à ces neveux et nièces qui en feraient ce que bon leur semblerait.
Le compte en banque plein à craquer, Marinette fit admettre Charles à l’hôpital le temps d’un voyage à Bordeaux. Elle y fit les démarches qui s’imposaient pour trouver un pied à terre digne du confort qu’elle méritait et du standing qu’elle revendiquait désormais.
— Que cherchez-vous exactement ? demanda l’agent immobilier.
Sa réponse était prête depuis bien longtemps, elle l’énonça de façon claire et précise.
— Un vaste appartement lumineux, confortable, avec vue sur la vie !
— Avec vue sur la ville ? se méprit l’homme.
— Non, j’ai bien dit : “avec vue sur la vie”. Je vais avoir soixante et un ans, je crois que je l’ai bien mérité.
Lorsqu’elle eut visité deux ou trois appartements, elle se rabattit sur le premier, pour lequel elle avait éprouvé un véritable coup de cœur. Le fait de disposer de la somme nécessaire à son achat permit d’accélérer la vente autant qu’il était possible. Ils emménagèrent à la fin septembre.
Charles était nettement diminué, cela n’avait rien à voir avec une quelconque déprime. Ce n’était pourtant pas le sida, comme on appelait finalement ce cancer spécial. Il faudrait encore des mois avant que l’on parle à son sujet d’un Alzeihmer.
En entrant dans l’appartement, Marinette déposa Patience bien en vue dans la chambre de son mari, comme si celle-ci devait le veiller ou le surveiller.
— Voilà, Charles, Patience est auprès de toi comme je l’ai toujours été. Elle attendait son heure pour te marquer sa victoire qui est aussi la mienne. Désormais tu es à moi, tu n’auras plus personne pour chanter tes louanges, nous ne serons plus que tous les deux et nous savons pertinemment à quoi nous en tenir en ce qui te concerne. Tu n’as plus qu’à attendre la mort, je l’attendrai avec toi et avec Patience. Enfin, je veux dire la tienne car j’espère bien qu’il me restera quelques années pour en profiter.

Cette scène datait de près de vingt ans. Il avait tenu tout ce temps, avec plus ou moins de lucidité selon les époques. Mais lorsque Marinette se penchait sur lui, il y avait toujours une lueur de panique dans ses yeux, comme si un recoin de conscience restait en éveil pour le prévenir que cette femme lui voulait du mal.
Cependant, Marinette voulait-elle le moindre mal à qui que ce soit ? Pour elle, elle ne réclamait que son dû. Un peu de bonheur simple que ne pourrait plus souiller son mari, malgré les couches qu’il fallait changer.
 

Toulouse,
13-18 Août 2013

vendredi 30 août 2013

Avec vue sur la vie 4/5

IV
DICK
(1920-1983)


La mort d’Auguste fut un choc pour Marinette. Elle ne comprenait pas ce qui avait pu arriver, ni pourquoi on lui avait volé l’une de ses valises.
Elle resta terrée quelques jours dans l’auberge, qu’elle n’osait pas quitter de peur d’un pillage. Cependant, cette attitude ne lui semblait pas cohérente. Qu’est-ce que cela pouvait faire désormais, qu’on pille le Père Guilhaume, puisqu’il n’était plus là ? Elle n’avait pas pris au sérieux l’annonce qu’il lui avait faite avant de partir.
Au bout d’une semaine, des civils en armes arborant des brassards tricolores se présentèrent à la porte.
— On vient de la part de Charles. Nous allons monter la garde ici à tour de rôle pour que personne ne vienne vous créer d’ennuis, dit celui qui semblait diriger le petit groupe.
— Quels ennuis voulez-vous que j’aie ? demanda-t-elle méfiante.
— Le cadavre du Père Guilhaume ne vous suffit pas comme avertissement ?
— Mais je n’ai rien fait de mal !
— On le sait, nous sommes là pour le dire à ceux qui viendraient avec de mauvaises intentions, la rassura-t-il.

Marinette était incrédule. Tout ce mouvement d’hommes en armes, ces convois de camions qui avaient roulé sans fin sur la route, finissait par être plus angoissants que les années d’Occupation qu’elle venait de vivre.
Elle comprenait vaguement que la présence des Allemands à la table de l’auberge pouvait être reprochée à Auguste, mais dans ce cas pourquoi le maquis venait-il la protéger ?
Et puis elle se souvint des propos sibyllins que lui avait tenus Charles. Des caisses soigneusement clouées qu’il lui avait demandé de cacher à la ferme familiale en attendant son retour définitif auprès d’elle. Il lui avait laissé comprendre à demi-mot qu’il jouait la comédie de la collaboration mais était en réalité de l’autre bord, qu’il ne fricotait avec les Boches que pour mieux leur soutirer des renseignements.
Elle avait caché les caisses, un peu effrayée par les risques qu’elle faisait ainsi courir à sa famille, sans rien dire à qui que ce soit. Elle ne comprenait pas tout ce que lui racontait Charles, sans doute lui expliquerait-il tout cela un jour, lorsqu’ils seraient mariés puisque le mariage était désormais possible après le départ de l’occupant.

Charles fit sa réapparition le 18 juin, pour son anniversaire. Il était accompagné d’un grand type noir vêtu d’un uniforme américain.
— Je te présente Dick, annonça-t-il. C’est un Yankee venu nous libérer. Et c’est surtout un gars affecté au ravitaillement de l’armée de libération. Nous allons faire des affaires ensemble et voir les choses en grand !
— Enchanté de faire votre connaissance, Mademoiselle. Charles m’a beaucoup parlé de vous, dit le nouvel arrivant dans un français teinté d’un accent charmant qui tranchait sur la brutalité avec laquelle bien des Allemands avaient massacré cette langue.
On improvisa une petite fête en l’honneur des vingt-deux ans de la jeune fille et des affaires juteuses qui se profilaient dans le sillage de l’avancée des troupes fraîchement débarquées.
Charles expliqua à Marinette qu’Auguste lui avait fait donation de l’Auberge et de tout ce qu’elle contenait. Tout était en règle. En échange, Charles avait acquitté tous les frais et taxes liés à l’acte dressé un mois plutôt en l’étude du notaire de Mézidon. Elle était donc officiellement la nouvelle aubergiste et il était temps qu’elle se remette au travail. Les Américains et les Canadiens aimaient la cuisine française. Quant aux Anglais, on pouvait toujours espérer leur éduquer le palais…
La fête terminée, Charles et son nouvel ami reprirent la route. Elle ne devait plus les revoir avant des mois. À peine reçut-elle deux ou trois lettres l’informant que tout allait pour le mieux et qu’on espérait qu’il en était de même pour elle.
Puisque l’oisiveté n’était pas dans sa nature, Marinette rouvrit l’auberge. Elle choisit d’en conserver le nom, à la fois par fidélité au souvenir de l’homme qui la lui avait donnée et parce que l’enseigne était connue.
Il y eut quelques ragots et grincements de dents alentours, mais son père vint à la rescousse en prévenant qu’il rosserait le premier qui aurait un mot déplacé sur les mœurs de sa benjamine. Qu’on n’aille pas prétendre qu’Auguste l’avait dotée en remerciement d’autres services que ceux qu’elle lui avait rendus en travaillant durement à son service pendant une demi-douzaine d’années !

La guerre prit fin en 1945. Charles et Marinette convolèrent au printemps suivant. Ils signèrent un contrat de mariage chez le même notaire qui s’était occupé de la donation d’Auguste, celui-ci instaurait une séparation stricte des biens du couple.
Quelques semaines après les noces, Charles demanda à Marinette d’aller récupérer les caisses qu’il lui avait confiées. Elle avait fini par en oublier l’existence, après avoir été intriguée au début de la Libération par le fait que personne ne vienne lui demander la restitution de ce qu’elle pensait être des tracts ou des armes. Elle se souvenait vaguement que ces caisses, pour n’être pas grandes, étaient très lourdes.
Lorsqu’il fit sauter le couvercle de l’une d’elles, la jeune femme vit briller sous la lampe une montagne de pièces d’or. Elle comprit avec effroi qu’elle avait été bernée jusque-là par ce beau parleur. Son histoire de double jeu pour la Résistance, n’était qu’une entourloupe. Elle avait épousé un des types qui auraient mérité la balle que le Père Guilhaume avait prise dans le crâne !
— Nous sommes riches, nous allons faire de grandes choses ! Dans la vie, il faut tout voir en grand, sinon on ne voit rien… annonça son mari.
Il expliqua ensuite qu’il allait falloir temporiser quelques années, pendant lesquelles ils tiendraient l’auberge et se referaient une virginité. Ensuite, ils investiraient dans un hôtel près des plages, peut-être du côté de Dauville ? Ce serait un établissement de classe supérieure, qui n’accueillerait qu’une clientèle riche, triée sur le volet.
Charles avait toujours eu la folie des grandeurs, la guerre lui avait donné les moyens nécessaires à ses rêves les plus fous. Et puisque l’argent attire l’argent, il ne doutait pas une seconde que tout ceci ne constituait qu’un début.

Dick refit son apparition un mois plus tard. Il s’installa dans une dépendance de l’auberge et y resta quelque temps avant de reprendre la mer pour être officiellement démobilisé sur le sol américain.
Charles allait régulièrement le rejoindre dans sa chambre, où ils restaient des après-midi entiers à faire les comptes de leur association d’une année autour de différents trafics. Ils tentaient d’imaginer un moyen de la faire perdurer au-delà de la fin des hostilités.
Dick était un brave gars du Sud. Marinette le trouvait drôle. Ils avaient sensiblement le même âge tous les deux, il était une sorte de grand frère, toujours attentionné auprès d’elle. Il n’hésitait pas à prêter main-forte pour le service quand il y avait un coup de feu.
— Tu verras, Marinette, dans quelque temps, tous ces Boys voudront revenir ici avec leurs femmes et leurs gosses pour leur montrer l’endroit où ils ont débarqué et pour lequel ils se sont battus. Nous allons faire en sorte qu’ils se souviennent de ton auberge et qu’ils aient envie d’y revenir pour faire goûter ta cuisine à leur famille. Ça sera le succès assuré. Quand ils retourneront au pays, ils en parleront autour d’eux et tu seras célèbre. D’autres viendront pour te voir et tu feras fortune…
Il était plein d’enthousiasme. Il se voyait en organisateur de ces voyages vers l’Europe libérée. Plus tard, Charles aurait investi dans son hôtel de luxe et on grouperait les deux destinations. Après tout, Dauville n’était qu’à une quarantaine de kilomètres d’ici, tout au plus. Quand on en a fait des milliers, on n’est plus à ça près !

Et c’est ainsi que les choses se déroulèrent, plus ou moins. Dick envoyait du monde en Normandie, faisait en sorte qu’une partie de la manne atterrisse dans les caisses de l’auberge et plus tard de l’Hôtel. Il venait passer quelques semaines de temps en temps, mettant une bonne humeur communicative autour de lui.
Marinette et Charles avaient fini par construire un couple solide malgré l’absence d’enfant. La jeune femme s’était efforcée d’oublier l’origine de la fortune de son mari. Ces temps troublés étaient derrière eux, il ne servait à rien de remuer le passé pour en faire surgir des fantômes.
En 1955, Dick décida de venir s’installer en France. Charles lui offrit de travailler avec eux à l’hôtel. L’Auberge du Père Guilhaume avait été donnée en gérance et le couple s’occupait activement du développement de sa seconde activité. L’arrangement convenait à tout le monde, on but le champagne pour fêter cette arrivée providentielle qui allait apporter une touche de fantaisie dans l’établissement.
Dick s’y installa à l’été 55 et y mourut au début de l’hiver 1983. Marinette avait espéré que le jeune noir serait une chance pour elle, qu’il apporterait un souffle nouveau à la monotonie des jours. Elle ne se sentait pas véritablement à sa place dans cet hôtel luxueux dont le restaurant se mettait à servir de plus en plus une cuisine chichiteuse qui n’était pas celle qui avait fait la réputation de son ancienne auberge.
Le ménage n’était pas particulièrement heureux, il y manquait l’étincelle nécessaire à entretenir une flamme fort vacillante.
Elle voulait que Dick mette du mouvement et la surprenne, sans doute également qu’il canalise son mari qui semblait faire grand cas de ce que disait ou pensait son associé.
Marinette était un cœur pur, d’une naïveté sans borne. Elle était persuadée que Dick représentait sa chance, qu’il allait tout arranger par sa seule présence, que le bonheur viendrait enfin couronner ce qui n’était qu’un simple succès financier sans passion.
Il est un point sur lequel elle ne se trompait pas : Dick allait la surprendre. Au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer…

jeudi 29 août 2013

Avec vue sur la vie 3/5

III
AUGUSTE
(1890-1944)


À la fin juin 1940, Charles avait suivi la caravane des autorités française jusqu’à Vichy où il continua à apporter les menus services qui l’avaient vite rendu indispensable à Bordeaux.
Il se rendait aussi fréquemment à Clermont-Ferrand où s’était installé provisoirement un autre centre de pouvoir, celui de la presse, avant de se transporter à Lyon.
Alors qu’il pénétrait dans l’immeuble de La Montagne, il y avait croisé dans les escaliers une petite brune de vingt-quatre ans qui venait là déposer un conte à la rédaction de Paris-Soir qui avait trouvé refuge dans les locaux du journal régional. Petite, râblée, chevelure épaisse, sourire carnassier aux larges dents bien plantées, tout lui avait plu chez cette femme, y compris ce soupçon d’exotisme indéfinissable dans le teint. Il avait fait demi-tour et l’avait abordé alors qu’elle gagnait la rue.
L’amadouer n’avait pas été facile ; cependant il vint à bout de la citadelle avec beaucoup d’humour. Ils firent, ce jour-là et les semaines suivantes, un petit bout de chemin ensemble. Ils partageaient une même attirance pour les hommes de pouvoirs et la sécurité qu’ils pouvaient en retirer pour eux-mêmes. La jeune femme avait travaillé dans le milieu du cinéma comme script-girl avant que la guerre ne vienne stopper net ce premier élan d’une jeune carrière.
Lorsqu’elle suivit la rédaction de Paris-Soir à Lyon, Charles tira un trait sur cette plaisante aventure et se consacra tout entier à ses affaires florissantes.
Les contacts noués à Vichy et Clermont-Ferrand lui ouvrirent des débouchés sur la capitale et il ne tarda pas à intriguer pour obtenir les laissez-passer nécessaires au franchissement de la ligne de démarcation entre les deux zones.
Muni de quelques recommandations et retrouvant à Paris d’anciens amis du temps de son séjour en Allemagne, il n’eut plus qu’à poser les jalons d’une collaboration sinon politique du moins commerciale.
Mondain, plein d’entregent, Charles sut se faire connaître des bonnes personnes. Son réseau de clientèle s’agrandit considérablement en même temps que son territoire d’intervention. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé le soir du réveillon à souper à l’Auberge du Père Guilhaume, avec qui il entra en affaires dès le surlendemain.

Auguste Guilhaume était né en 1890 sur la commune de Mézidon. Il y avait grandi tranquillement entre une mère et une grand-mère fines cuisinières qui lui avaient donné la passion des plats du terroir. Il avait toujours souhaité en faire plus tard son métier, mais la guerre de 14-18 avait perturbé les plans trop simples qu’il avait tirés. Il fut néanmoins affecté à la roulante de son bataillon. C’était loin de la cuisine dont il avait rêvé, cependant c’était toujours mieux que rien.
À son retour du front, Auguste eut la chance de trouver une place dans une petite auberge que tenait une veuve de fraîche date. Elle avait besoin d’un homme qui sache ce qu’était une cuisine et faire le marché correctement afin de la seconder. À vingt-huit ans, ce jeune homme vigoureux et travailleur sut se faire une place dans la maison, puis dans le lit de la patronne. Ils se marièrent après quelques années, parce que la décence exigeait un délai minimum de viduité. Quelques semaines plus tard, la mariée était enceinte. Tout allait pour le mieux dans cette nouvelle vie qui correspondait aux rêves que le petit garçon de Mézidon avait échafaudés tout au long de son enfance. Et puis le destin se fit adverse, la mère et l’enfant moururent à l’accouchement.
Auguste demeurait seul. Il lui restait l’essentiel : une cuisine sur laquelle régner et faire éclater son talent grâce aux petits trucs de famille qu’il avait patiemment appris dans les jupes des deux maîtresses femmes qui l’avaient élevé.
Il avait développé son affaire au fil des années, faisant les travaux d’embellissement nécessaire avec un goût sûr : l’ensemble était discret, sans tape à l’œil ; il fallait que chacun se sente ici chez lui tout en appréciant cette différence infime qui faisait qu’il n’y était pas vraiment.
Auguste devint une sorte d’exemple pour beaucoup dans le canton. Le temps passant, on le voyait rester fidèle à la femme qu’il avait épousée et perdue en si peu de temps.
Fidèle, il le fut en ne se remariant pas. Pour le reste, certaines filles de fermes auraient pu en dire long sur ses prouesses amoureuses, mais quand on est un peu trop jeune et que l’on tient à préserver sa réputation pour trouver un mari plus tard, on évite de se répandre sur ses propres frasques avec un homme bien plus âgé !
L’auberge était un lieu sacré à ses yeux, aussi n’eût-il jamais le moindre geste déplacé pour l’une ou l’autre des serveuses qu’il embaucha. Moins encore pour Marinette qui était un cœur pur en même temps sans doute que la meilleure des employées qui étaient passées dans la maison.
Lorsque survinrent la guerre et l’Occupation, le Père Guilhaume – ainsi qu’on l’appelait couramment en référence à l’enseigne de son auberge –, était un quinquagénaire paisible. Il lui arrivait parfois de piquer un coup de gueule s’il avait forcé sur le cidre ou le calvados d’après repas, mais c’était avant tout ce qu’il est convenu d’appeler une bonne pâte.
Les événements modifièrent cependant considérablement sa vision des choses. Les restrictions imposées en toutes choses lui étaient une sorte d’affront personnel. Comment pouvait-il continuer à satisfaire sa clientèle et à honorer son exigence de qualité si on l’empêchait de s’approvisionner correctement ? Sans compter la taxe supplémentaire, calculée sur le foncier, qui avait été instaurée pour payer l’amende imposée par les Allemands !
Petit à petit, Auguste avait basculé vers le système D. La débrouille chère aux Français. Et puis, il avait plongé complètement dans le marché noir. Sa cave était pleine de réserves mirobolantes. Ce n’était pas très risqué, il était protégé de fait par sa clientèle. Quel policier français aurait eu le culot de venir perquisitionner l’endroit quand le gratin de l’armée d’occupation déjeunait, dînait ou soupait à l’étage ? Quant à l’occupant, quel aurait été son intérêt de mettre un terme au trafic qui lui permettait de manger à une table excellente ?
Bien sûr, il y eut des jalousies. Elles étaient sans doute légitimes, car il n’était pas facile de voir certains s’en “mettre plein la lampe” quand on crevait de faim chez soi. Mais Auguste ne pouvait rien au malheur des autres, aussi se contentait-il d’essayer de faire son propre bonheur. Et son bonheur était avant tout de satisfaire sa passion de la bonne cuisine.

Lorsqu’il vit apparaître Charles au début janvier 1942, il fit intérieurement la grimace. Il y avait quelque chose de déplaisant chez ce gandin de trente-cinq ans, vêtu de costumes coûteux, les cheveux coiffés à l’embusqué et luisant de Gomina. Il n’aima pas le voir tourner autour de Marinette. Ce n’était pas le genre de garçon qu’il fallait à la jeune fille pour laquelle il s’était pris d’une affection particulière. Sur le tard, il ressentait un manque de cette fille qui n’avait pas vécu et à qui il aurait pu transmettre ce qu’il avait construit et ce qu’il était en train d’amasser.
Avant de lui céder, Marinette résista longtemps aux avances de Charles. Sans doute cette attitude fut-elle le moteur de l’obstination du jeune homme qui n’avait guère l’habitude que l’on se refuse ainsi à lui. Pendant des mois, il fit le siège de cette gamine – après tout, elle avait à peine vingt ans ! – en venant se restaurer à l’auberge chaque fois qu’il était dans la région. Il lui glissait quelques madrigaux bien sentis pendant le service et s’amusait de la légère rougeur qui semblait illuminer ses pommettes tandis qu’elle s’efforçait de ne pas répondre et rester distante et professionnelle ainsi qu’on lui avait appris à se comporter avec la clientèle.
En revanche, lorsqu’au printemps 1943 Charles s’enhardit à la demander en mariage, la réponse fut claire et spontanée : il n’en était pas question ! Marinette refusait que ses noces aient lieu sous le joug des Allemands. Ils n’allaient pas rester là une éternité, on attendrait qu’ils aient levé le camp.
— Et s’ils ne s’en vont pas ? demanda-t-il mi-amusé, mi-sérieux.
— Alors pas de mariage !
Charles ne sut pas le bonheur qu’il procura à Auguste en lui racontant cette scène pour se moquer de la jeune fille. L’aubergiste en fut soulagé. Il avait l’intuition que ce type allait faire leur malheur à tous, que Marinette le rejette aussi fermement était plutôt de bon augure.
Mais s’il ne l’aimait pas, le Normand faisait néanmoins des affaires juteuses avec le Bordelais. Celui-ci lui avait permis de constituer une cave exceptionnelle dont raffolait sa riche clientèle.

La guerre prenait lentement un tour nouveau. Le 11 novembre 1942, les Allemands et leurs alliés italiens franchissaient la ligne de démarcation et envahissaient la zone libre en représailles au débarquement allié en Afrique du Nord.
Les bombardements de villes françaises par les alliés s’intensifièrent à partir de cette même année 42. Caen n’était pas épargné à cause de la présence de l’usine de la Société métallurgique de Normandie. Les alertes aériennes se multiplièrent et le 30 mai 1943, à 3 h 55 du matin, Caen enregistrait sa quatre-vingt-septième. Le 20 août de cette année-là, une nouvelle brimade fut imposée par l’occupant : le recensement de toutes les bicyclettes. Désormais, nul ne pouvait circuler à vélo sans avoir le récépissé délivré par la mairie.
Et puis ce fut 1944. Même les plus timorés ne pouvaient ignorer les rumeurs annonçant un débarquement prochain et l’inversion du cours des choses. Bien sûr, personne n’aurait valablement pensé que les alliés délivreraient le pays en passant par la Normandie. La Provence semblait un meilleur pronostic. Même les bombardements intensifs à partir du mois de mars sur Caen ne suffisaient pas à entretenir cette idée.
Toutefois, la fin était proche ; cela était certain !
Auguste commença à recevoir des petits paquets par la poste, qui contenaient tous un cercueil miniature à son nom, sans davantage d’explications. Il ne comprenait pas ce qu’on lui reprochait, mais cela n’empêchait pas la peur de s’installer. Il était peut-être temps de partir ? Cependant c’était pour lui un véritable crève-cœur que de quitter cet endroit où il avait passé les plus belles années de sa vie.
Sa décision fut prise au soir du 6 juin, quelques heures après que les troupes alliées aient posé le pied sur les plages de la Manche.
Il fit venir Marinette et lui tendit les clefs de l’Auberge.
— Je vais devoir partir, petite. Voici les clefs de la maison. Désormais elle est à toi. Tout est arrangé avec Charles, les papiers sont en règle chez le notaire.
La jeune fille regarda le trousseau de clefs, incapable de dire le moindre mot. Auguste en profita pour s’éclipser, muni de deux lourdes valises. Il n’aimait guère les effusions.

Deux jours plus tard, on retrouva son cadavre dans un fossé, à quelques centaines de mètres de l’Auberge. Près de lui, il ne restait plus qu’une valise, celle qui contenait son linge…

mercredi 28 août 2013

Avec vue sur la vie 2/5

II
MARINETTE
(1922-     )
 

Ce fut un triste anniversaire que celui des dix-huit ans de Marinette, ce 18 juin 1940. La date deviendrait célèbre en référence à l’appel lancé par le Général de Gaulle à la BBC vers vingt heures, qu’elle n’entendit pas ; mais pour elle, comme pour beaucoup de Normands, cela resterait avant tout le jour de l’entrée de l’armée Allemande à Caen, dès six heures du matin, venant de Falaise. L’occupation commençait, qui allait durer quatre longues années. La jeune fille aurait rêvé d’un autre cadeau !
Elle avait vu le jour en 1922, dans un petit village du bocage normand, troisième enfant d’un couple de fermiers modestes. Son enfance avait été heureuse et sans histoire ; elle était allée à l’école pour apprendre les bases, avec une assiduité qui suivait le rythme des saisons et les besoins de bras à la ferme.
Depuis deux ans, tout cela était derrière elle car elle avait été placée à l’Auberge du Père Guilhaume, où elle était corvéable à merci en même temps que traitée avec la bonhomie paternaliste qui était la marque de son patron.
Marinette ne se plaignait pas, son sort n’était au fond pas si mauvais que cela. Son frère aîné était encore à la ferme sous la tutelle du père, la cadette travaillait à la fabrication de fromage dans une laiterie dont la seule évocation l’écœurait. La jeune fille s’en tirait donc à bon compte.
L’auberge avait bonne réputation, elle accueillait beaucoup de représentants de commerce qui se donnaient l’adresse de bouche-à-oreille, il s’y organisait aussi des repas de famille pour les occasions importantes d’une vie, du baptême jusqu’aux obsèques. Et puis, il y avait aussi les dîners de deux couverts, ceux des amours plus ou moins légitimes qui se poursuivaient souvent dans l’une des trois chambres de l’étage…
L’établissement était également celui où les ouvriers venaient boire une chopine en jouant aux cartes à l’heure de l’apéritif. Les affaires marchaient bien, il y avait du travail. Marinette se sentait en sécurité, elle n’aurait pas à rejoindre sa sœur dans l’enfer du lait caillé. C’est en tout cas ce qu’elle avait pensé jusqu’à ces derniers mois. Maintenant, avec les Boches un peu partout, qui pouvait prévoir de quoi demain serait fait ?

L’Occupation fut un réveil brutal après une guerre qui n’avait été au fond qu’une longue période d’attente. Marinette ne s’était jamais intéressée à la politique, se contentant de subir les événements sur lesquels elle savait n’avoir aucune prise ; c’est dans cet état d’esprit qu’elle aborda cette longue période au cours de laquelle les choses allèrent de mal en pis.
Au début, mis à part l’omniprésence des troupes allemandes partout où portait le regard, le bruit des convois interminables, les cris, le cliquetis des armes, la vie ne semblait pas si différentes que cela. L’Auberge continuait à tourner cahin-caha, dans une routine à peine troublée.
Puis, à la fin de l’été, il y eut du remue-ménage dans la cour. Une douzaine d’hommes en armes arrivèrent, hurlant des ordres incompréhensibles. Ils entrèrent dans l’établissement, fouillèrent sans trop de ménagement jusqu’à l’arrivée d’un gradé.
Celui-ci informa le Père Guilhaume que le Generalleutnant Hermann Böttcher, commandant des troupes d'occupation pour l'arrondissement de Caen, avait entendu parler de sa table par l’un de ses amis français et avait décidé de venir y traiter quelques convives ce jour même à midi. L’endroit était donc réquisitionné à cette fin. Il s’exprimait dans un français correct mais parfois rendu inintelligible par un accent qui semblait hacher les phrases au fur et à mesure qu’elles sortaient de sa bouche.
Le Père Guilhaume n’en menait pas large. Il n’aimait pas beaucoup les Allemands, il les avait assez combattus un quart de siècle plus tôt pour ne pas se sentir d’affinités particulières avec eux. Cependant, il était flatté qu’on vienne ainsi vérifier la qualité de sa cuisine en pleine guerre.
À l’heure dite, quatre hommes en grand uniforme firent leur entrée. Celui qui semblait le plus gradé s’adressa à lui en allemand, dans un long monologue, et fut manifestement enchanté de l’ahurissement qui était manifestement le sien. Visiblement, on venait de s’assurer qu’il ne comprenait pas un mot d’allemand et que la discussion au cours du repas resterait confidentielle.
À la fin des agapes, les compliments furent unanimes et sincères. Sans le vouloir, le Père Guilhaume venait de s’assurer une nouvelle clientèle, qui de plus avait les moyens.
Les moyens, c’est ce dont beaucoup allaient manquer de plus en plus au fil des mois. En octobre, les cartes de rationnement pour les produits de base tels que pain, viande, pâtes et sucre furent mises en circulation, venant compléter les mesures prises dès le début mars sur la viande. Le 30 de ce même mois, les restaurateurs reçurent obligation d’exiger les tickets d’alimentation correspondant aux repas qu’ils servaient.
Deux mois plus tard, les autorités exigèrent la déclaration obligatoire des stocks de pommes de terre supérieurs à 25 kg. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase à l’Auberge. Les affaires n’allaient pas très bien, il n’était pas question de risquer la réquisition d’une partie du stock ! Ce fut un premier pas non vers la Résistance mais vers les petits arrangements qui rapportent.
La vie suivit son cours chaotique. La perte d’une partie de la clientèle habituelle fut compensée par l’arrivée d’une nouvelle pratique, faite de militaires allemands et de Français qui semblaient venir traiter ici leurs affaires avec les premiers.
Le Père Guilhaume apprit la débrouillardise, il avait toujours de quoi satisfaire les meilleurs appétits en quantité suffisante, il suffisait d’y mettre le prix. La pénurie n’était pas près de s’arranger. Le 23 juin 1941, le préfet du Calvados dut informer les populations que la ration de viande serait descendue à 150 g par personnes jusqu’à la fin du mois suivant car le bétail manquait dans le pays tout entier. Il fallait se montrer solidaire avec le reste des Français, le fait de résider dans un département d’élevage ne justifiait en rien un meilleur traitement. À l’auberge, la viande ne manquait jamais…
Début août, après une forte hausse, ce fut au tour du tabac de rejoindre la liste des denrées soumises à la présentation d’une carte.
Le marché noir prenait de l’ampleur. En septembre, un trafiquant fut arrêté en gare de Caen. En quarante-cinq jours, il avait envoyé trois tonnes de beurre dans des malles étiquetées “linges et pièces mécaniques”.
Et le 20 octobre 1941, un pas supplémentaire fut franchi avec la création d’une “zone côtière interdite” dans le Calvados, qui n’était qu’un maillon du Mur de l’Atlantique.
L’hystérie des contrôles rendait tout de plus en plus compliqué. Mais l’arrivée de nouvelles troupes fut aussi une aubaine pour les affaires de l’auberge dont les trois chambres de l’étage avaient été supprimées, cloisons abattues, pour créer une salle à manger supplémentaire destinée à la clientèle occupante et collaborationniste. Là-haut, on ne prenait ni cartes ni tickets.

Marinette travaillait sans se poser de questions. Elle obéissait aux ordres en baissant la tête en signe d’allégeance. Le plus terrible pour elle était de supporter les mains baladeuses et les claques sur les fesses des soldats éméchés, sans pouvoir réagir ou manifester le moindre courroux.
Et puis, le soir du réveillon de la saint sylvestre, alors qu’une fois de plus elle devait subir pareille humiliation, il y eut un incident. Un civil saisit le bras de l’hauptmann au moment où celui-ci allait réitérer son geste. Il y eut un flottement, les convives retinrent leur souffle devant un tel affront. Mais l’Allemand éclata de rire.
— Ah ! Charles ! Cette petite vous intéresse donc ? Eh bien elle est à vous, c’est mon cadeau du nouvel an… Contre une caisse supplémentaire de votre excellent cognac ! dit-il en se tapant sur la cuisse, fier de sa diatribe.
Charles fit signe à Marinette de s’éclipser et le Père Guilhaume envoya une autre serveuse assurer le service à cette table pour la fin de la soirée. Il n’avait rien manqué de l’incident et ne tenait pas à ce que les choses dégénèrent.
Au petit matin, en quittant l’établissement, Charles glissa un billet dans la main de l’aubergiste.
— Vous donnerez ceci à la jeune serveuse du début de soirée, en lui présentant les excuses de ce gougeât… Je viendrai bientôt vérifier moi-même que vous le lui avez remis, ajouta-t-il avec un petit sourire ironique.
Ce n’était pas une simple rodomontade. Deux jours plus tard, il était là de nouveau. Seul.
— J’ai fait votre commission, annonça le Père Guilhaume.
— Je n’en doute pas, mon ami !
— Voulez-vous que je vous appelle Marinette ?
— Plus tard. Pour le moment, c’est à vous que je veux parler, répondit-il en lui faisant signe de se mettre à l’écart pour n’être pas entendu des clients qui tapaient le carton à côté du bar.
Charles était en Normandie pour affaire et quelque chose lui disait que cet aubergiste-là pouvait devenir l’un des maillons du système qu’il mettait sur pied. Il l’attaqua donc bille en tête sur la modestie de sa cave, lui faisant miroiter la possibilité de l’approvisionner avec quelques grands crus souvent millésimés ainsi que de vieilles liqueurs à réveiller les morts.
Méfiant de nature, l’aubergiste ne laissait rien voir du fond de sa pensée. Il aurait aimé en savoir plus sur cet homme qui semblait assez familier avec l’hauptmann de la veille pour lui intimer de cesser d’importuner une petite serveuse de campagne.
— Si cela vous intéresse, je vous porterai quelques échantillons. Vous n’aurez qu’à les servir à la table de Böttcher la semaine prochaine, ses compliments vous rassureront sur la qualité exceptionnelle des vins dont je vous parle et que seuls des palais habitués peuvent apprécier à leur juste valeur.
C’est ainsi que, lorsqu’il était dans la région, Charles devint un habitué de l’Auberge du Père Guilhaume où il apprit à joindre l’utile à l’agréable, faisant des affaires florissantes avec le patron et lutinant la serveuse, à laquelle il finit par réellement s’attacher au point de la demander en mariage au printemps 1943.

mardi 27 août 2013

Avec vue sur la vie 1/5

Pour Kévin, cette histoire
d’un temps que ses vingt ans…

 
I
CHARLES
(1907-2002)


Ce matin, au réveil, Charles était mort. Marinette l’a trouvé dans son lit, le visage étrangement révulsé, comme pris de panique. Alors elle a souri.
Un sourire franc, qui découvre les dents et qu’accompagne une petite lueur pétillante dans les yeux. « Un sourire de vieille dame indigne », pense-t-elle. Mais indigne de quoi ? En tout cas, pas du bonheur qui lui échoit aujourd’hui : Charles est mort. Seul et sans soutien. Elle n’était pas là pour lui tenir la main et l’aider, une fois encore, à affronter ses peurs. Il est mort seul, face à lui-même. Autant dire en très mauvaise compagnie.
Marinette a quatre-vingt ans, pour elle aussi le bout de la route n’est sans doute plus très loin, mais elle savourera chaque jour sa victoire. Malgré tout ce qu’elle a dû subir pendant près de soixante ans, elle aura survécu à son bourreau. Toute sa vie elle aura payé le prix fort le fait d’aimer l’homme qu’il ne fallait pas. Elle ne pouvait qu’accepter son sort et attendre. Mais la patience de Marinette était sans fond et elle a su y puiser l’énergie nécessaire pour tenir bon.
Très longtemps, elle a attendu de l’avoir à sa merci, puis le temps venu elle a attendu la délivrance en ne faisant rien pour la hâter. Bien au contraire. Elle a mis un soin méticuleux à prolonger l’existence de cet homme qu’elle avait cloué sur un lit d’où il ne se levait plus et où tout le monde l’avait oublié à part le médecin qui passait régulièrement pour le renouvellement des ordonnances et féliciter cette petite vieille pour son courage et son abnégation.
Ce soir ou demain, lorsque la levée du corps aura lieu, les quelques voisins qui n’ont pas déserté l’immeuble pour les vacances seront certainement surpris d’apprendre qu’il y avait un autre occupant dans cet appartement. Le retour à Bordeaux du beau Charles, comme son départ définitif, s’est fait en catimini, dans la plus stricte intimité.
Né quelques maisons plus loin, sur le quai des Chartrons, quatre-vingt-quinze ans plus tôt, il y avait vécu presque sans histoires jusqu’à la guerre, qui lui avait permis de se révéler.


Fils unique d’une famille de négociants, Charles bénéficia de ce qu’il était convenu d’appeler "la meilleure éducation". Il eut l’enfance classique d’un bourgeois de l’époque, dont le seul événement marquant fut constitué par la mort de son père survenue peu avant son septième anniversaire, dans les premières semaines d’une guerre qui devait durer quatre ans et faucher plusieurs millions de vies. Cette disparition subite n’affecta pas l’enfant outre mesure car il n’avait pratiquement pas de rapports avec cet homme affairé et lointain qui voyageait beaucoup et rentrait tard lorsqu’il était là. En revanche, Charles adorait sa mère, à laquelle il vouait un amour exclusif et jaloux. Ainsi supporta-t-il difficilement l’idée que cette femme encore jeune puisse penser à refaire sa vie. Il en résulta de vifs conflits dans lesquels se révéla le caractère tyrannique de l’enfant, puis de l’adolescent.
La pauvre femme dut renoncer à épouser l’ancien associé de feu son époux, se contentant d’une liaison plus ou moins secrète qui attirait sur elle la réprobation de toute une partie de la ville en même temps que le mépris de moins en moins dissimulé de celui qui l’empêchait de régulariser cette situation honteuse qu’il lui reprochait par ailleurs.
À l’école où il fut très tôt pensionnaire, chez les Jésuites, Charles n’avait pas de camarades. D’un naturel distant, il ne chercha jamais à rectifier l’image que les autres se faisaient de lui : celle d’un type hautain et méprisant. C’était faux, pour mépriser quiconque il eut fallu qu’il s’intéressât un tant soi peu à ceux qui l’entouraient, ce qui n’était pas le cas.
Doué d’incontestables facilités pour les études, il suivait les classes un peu en dilettante, présent par le corps mais l’esprit vagabond. Rien ne semblait l’intéresser véritablement, il donnait l’impression de se tenir en réserve et d’attendre son heure, celle qui lui permettrait de donner toute sa mesure.
Ses maîtres ne l’estimaient pas davantage que ses condisciples, cependant ils s’efforçaient de lui témoigner quelque égard pour se concilier les bonnes grâces de la famille. Après tout, c’était un élève dans l’ensemble moins difficile que beaucoup d’autres et dont la famille payait avec régularité.
La puberté fut l’occasion de certains dérapages dont le scandale aboutit à son renvoi successif de deux établissements. Toutefois, les choses se calmèrent assez vite et l’on ne nota plus d’incident jusqu’à sa majorité. Là, il demanda des comptes à sa mère et entra en possession de l’héritage à lui laissé par son père. Cela lui permit de mener grand train sans avoir trop à se soucier de l’avenir.
Il dédaigna la proposition qui lui était faite de reprendre la place paternelle, ne souhaitant pas avoir à travailler avec l’amant de sa mère. Il vendit ses parts de l’affaire afin de bien marquer son indépendance.
Comme il possédait une certaine fortune lui permettant une vie oisive en même temps qu’aisée, ayant de surcroît un nom connu et respectable, il se plut à se mêler de politique. La période était particulièrement propice à la chose, les années trente n’étaient pas de tout repos en Europe et la France connaissait sa part de tourmente.
Son engagement fut moins idéologique que viscéral, il se porta sur la droite pour la simple raison qu’il haïssait “les pauvres et leur médiocrité”.
Il crut à sa chance au début de 1934 avec le séisme provoqué par l’affaire Stavisky. Le 8 janvier de cette année-là, Serge Alexandre Stavisky fut retrouvé mort au Vieux Logis, le chalet qu’il possédait à Chamonix. Recherché depuis la fin décembre, il était cerné par la police et au moment où celle-ci pénétra dans le chalet, des coups de feux retentirent. Le corps de Stavisky gisait avec deux balles dans la tête.
La thèse officielle fut celle d’un suicide, ce qui ne parvint à convaincre personne. Surtout pas la presse satirique, parmi laquelle Le Canard enchaîné titra : « Stavisky se suicide d'un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant. » en précisant ironiquement : « Stavisky s'est suicidé d'une balle tirée à 3 mètres. Voilà ce que c'est que d'avoir le bras long. »
Les milieux de droite profitèrent de l’occasion, considérant que cette mort arrangeait avantageusement la gauche et les radicaux. Ils parvinrent à déstabiliser le gouvernement de Camille Chautemps, qui fut acculé à la démission et remplacé le 30 janvier par Édouard Daladier. Ce limogeage ne suffit pas à calmer les esprits et l’affaire continua à enfler pour aboutir à de violentes émeutes antiparlementaires devant l’assemblée Nationale le 6 février.
Fondateur du Crédit communal de Bayonne, Alexandre Stavisky avait organisé une fraude à grande échelle grâce au système dit de la chaîne de Ponzi, consistant à rémunérer les investisseurs non avec les bénéfices dégagés mais avec l’argent apporté par les nouveaux entrants dans la chaîne. Le détournement de fonds s’élevait à 200 millions de francs. Pour y parvenir, il avait bénéficié de la complicité du directeur de l’établissement, Gustave Tissier, ainsi que de celle du député-maire Dominique-Joseph Garat.
Le scandale s’amplifia avec la découverte des appuis dont avait bénéficié l’escroc. On y retrouvait aussi bien directeurs de journaux, députés, sénateurs, ministres, que le procureur général Pressard – beau-frère de Camille Chautemps – qui avait usé de toute son autorité pour reporter sine die le procès d’une première affaire datant de 1926 !
Charles, qui était à Paris à cette période, profita des événements pour se mêler aux manifestations et aux réunions politiques, se frayant peu à peu un chemin vers les hommes de la tribune. Il nourrissait beaucoup d’espoirs pour les prochaines législatives et dut déchanter devant l’ampleur de la victoire du Front populaire en mai 1936.
À la mi-juillet de cette même année, les regards de Charles se portèrent vers l’Espagne où commençaient à s’affronter nationalistes et républicains. Son enthousiasme pour le groupe mené par le Général Francisco Franco n’allant cependant pas jusqu’à un engagement physique de sa part. Comme tous les beaux parleurs, il préférait entraîner les autres à l’action que d’y participer lui-même à ses risques et périls.
Il eut des envies de voyages qui le conduisirent en Italie et en Allemagne où il noua des contacts grâce aux recommandations que certains de ses nouveaux amis politiques avaient cru devoir lui remettre. Comme il était opportuniste, il sut rendre quelques menus services et procurer à ses hôtes les choses qui leur manquaient. C’est ainsi qu’il se découvrit une fibre commerciale qui devait assurer sa fortune avant longtemps.
Les mois passaient, la situation en Europe se tendait de plus en plus. Les rumeurs de guerre enflaient, tandis qu’il s’adonnait à ses petits trafics juteux et découvrait qu’il était possible de faire fortune en s’amusant. Cela vous avait une autre classe que les travaux débilitants et sous-payées dont se contentaient la plupart de ses semblables.


Le 15 mars 1939, Hitler annexait la Bohême-Moravie, sans rencontrer de résistance de la part l’armée tchécoslovaque. Fort de cette expérience réussie, il décida d’envahir la Pologne le 1er septembre suivant, amenant ainsi la Grande-Bretagne et la France à lui déclarer la guerre le surlendemain.
Les semaines qui suivirent furent étranges. La guerre était déclarée mais ni la Grande-Bretagne ni la France ne bougeaient beaucoup pour venir en aide effective à la Pologne, assistant passivement à la défaite polonaise.
En avril 1940, l’Allemagne attaquait le Danemark et la Norvège, puis le 10 mai commença réellement la bataille de France avec l'invasion du Luxembourg, de la Belgique et des Pays-Bas, tous neutres jusqu’à ce jour.
L’armée française fut écrasée en quelques jours et l’armistice signé le 22 juin par le nouveau gouvernement dirigé par le Maréchal Pétain.
Le pays était désormais séparé en deux zones, l’une occupée au Nord et à l’Ouest, l’autre libre au Sud et à l’Est.
Le 10 juin, le gouvernement de Paul Raynaud avait fui la capitale pour se réfugier à Tours. Quatre jours plus tard, tandis que les troupes allemandes investissaient Paris dès l’aube, le repli continuait sur Bordeaux. Le gouvernement devait y rester jusqu’au petit matin du 29 où il prit la route pour Clermont-Ferrand – qui devint ainsi l’éphémère capitale de la France pour vingt-quatre heures –, puis rallia Vichy où le Maréchal Pétain s’était installé dès le 28.
Ces dix-neuf jours de juin, Charles sut les mettre à profit, bien décidé qu’il était de ne pas laisser passer sa chance comme en 34. Il sut rendre les bons services aux bonnes personnes et devenir sinon indispensable au moins l’un de ceux à qui on devait penser pour améliorer l’ordinaire et débusquer la rareté dont on avait besoin. Son ambition n’était plus politique mais de faire fortune quoi qu’il arrive.

vendredi 16 août 2013

Fièvres 4/4


Comme l’avait prévu le Dr Trébon, mon passage à l’hôpital n’avait rien apporté de nouveau ou de concret. Ce long repos donna l’illusion que tout était rentré dans l’ordre, au moins quelques jours. Puis la fièvre refit son apparition, accompagnée de son cortège de vertiges et autres désagréments.
Il y eut des moments meilleurs que d’autres. Il m’arrivait d’aller au lycée pour deux ou trois jours, parfois deux semaines consécutives, mais tout cela restait aléatoire.
Afin de me pousser à réagir, lorsque j’étais arrêté, je me forçais à sortir quelques heures dans la journée. Le but de mes balades était toujours le même, je me rendais chez les Delenikas. J’y retrouvais Helena dans les bras de l’heureux élu du moment ou bien je partais en expédition avec Stavros.
Nous allions souvent rendre visite aux frères Dubois. Pierre et Cédric. Pierre avait notre âge, c’était un garçon longiligne, à l’abondante chevelure brune lui tombant sur les épaules. Cédric avait à peine quinze ans, il était plus petit que son frère et plus frêle encore si c’était possible. L’aîné se shootait à l’héroïne et entraînait parfois Stavros dans des réunions plutôt glauques pour ce qu’il m’en disait, le cadet était accroc à l’éther. Il y avait sous son lit un amoncellement de fioles vides qui dégageaient encore des effluves écœurants. Cédric était toujours fourré avec Paolo, son âme damnée, une sorte d’angelot blond et magnifique dont le cerveau était déjà irrémédiablement rongé par l’inhalation répétée de ces vapeurs assassines.
Pierre traînait beaucoup à la ville voisine, il nous racontait comment il avait été abordé un jour par un vieux bonhomme qui lui avait offert une forte somme pour s’habiller en femme et comment il avait pris goût à cet argent facile. Il n’en disait pas plus, par pudeur et parce qu’il se considérait comme un hétéro pur et dur, mais nous savions bien que sa prestation ne s’arrêtait pas au travestissement.
Un jour que nous étions passés le voir et qu’il était absent, les deux jeunes avaient essayé de nous soutirer de quoi se procurer leur flacon quotidien. La scène était pathétique et me révolta. J’avais vingt centimes dans la poche et les jetais par terre. Paolo se précipita à quatre pattes pour les récupérer.
— Pauvre minable, regarde-toi ! m’écriais-je, révolté.
Stavros et moi dégringolâmes le vieil escalier branlant à toute vitesse pour nous éloigner de cette tristesse. Mais Paolo s’était élancé derrière nous. Parvenus dans la courette de l’immeuble, il se précipita sur moi.
— Pourquoi tu ne m’aimes pas ? pleurnicha-t-il en se jetant dans mes bras et m’étreignant comme un noyer l’aurait fait d’une bouée de sauvetage.
J’étais désemparé. J’eus honte du geste mesquin que j’avais eu plus tôt. Et davantage de cette situation embarrassante dans laquelle il me mettait. Instinctivement, j’aurais voulu plonger ma main dans ses cheveux, baiser ses yeux et sa bouche, le rassurer, lui dire que je ne le détestais pas – bien au contraire ! – et que c’était pour cela que je me montrais dur avec lui. Mais la peur l’emporta plus encore que le dégoût et je suivis Stavros qui me tirait par le bras.

Au mois de juin, je me présentais à l’épreuve écrite du bac philo et tombais sur un sujet qui m’inspira particulièrement. Cela semblait plutôt bien engagé. Malheureusement, pour l’épreuve orale je restais cloué au lit et il me fallut attendre la session de septembre.
Puis, ce fut l’été, les vacances. Il ne fut pas question pour moi de retourner travailler comme l’année précédente. Je partis me mettre au vert à la campagne. Quitte à couver la fièvre de Malte, autant remonter directement à la source, me disais-je.
Ce furent de bonnes vacances. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où je passais mon temps à me reposer, bouquinant ou faisant la sieste à l’ombre d’un chêne centenaire.
Dans la famille, on était assez incrédule sur ce qui m’arrivait. L’admettre aurait été reconnaître en même temps une certaine responsabilité puisque, selon toute probabilité, c’était dans la bergerie que j’avais contracté le germe. On n’avait entendu parler récemment dans les environs que du cas d’un vétérinaire obligé d’abandonner son activité professionnelle après avoir contracté une forme particulièrement mauvaise de la maladie à partir d’une souche bovine. Encore, certaines mauvaises langues prétendaient-elles qu’il ne s’agissait là que d’une maladie diplomatique destinée à cacher le fait que l’homme avait mis la clef sous la porte pour échapper à la curiosité de la gendarmerie qui le soupçonnait de trafic de médicaments. Les coins reculés de nos campagnes sont souvent le théâtre de bien des ragots.
Il y eut la seconde fenaison, les moissons, la cueillette des haricots, l’arrachage des pommes de terre. Les noisettes seraient bientôt mûres sur l’arbre, ce qui signifiait l’arrivée de septembre et pour moi le retour vers la ville.
J’abordais la Terminale plein d’un nouvel entrain. Cependant il ne fallut pas longtemps avant que se produise une nouvelle rechute. Le cycle infernal reprit et je dus faire appel à des cours par correspondance pour tenter de combler le retard qui s’accumulait dans mes études, compromettant le baccalauréat qui se profilait à grands pas.
J’avais repris mes déambulations en compagnie de Stavros ou d’Helena lorsqu’elle était disponible.
J’aimais sincèrement Helena, sans pour autant éprouver le moindre désir à son endroit. Je crois que j’avais parfaitement conscience de la comédie que je me jouais à moi-même, je savais parfaitement que je ne m’intéressais à cette fille que dans la mesure où elle était déjà prise par ailleurs. Quelle panique aurait été la mienne si elle s’était avisée de répondre à des avances qui n’en étaient pas vraiment !
Je menais une vie bizarre, oisive le plus souvent. Je bûchais mes cours par correspondance sans grande conviction, ce qui ne laissait guère d’illusion à mes parents sur l’issue de l’examen de fin d’année. En quoi ils avaient tort puisque j’obtins le bac avec une vingtaine de points d’avance sans avoir besoin de recourir à l’oral de rattrapage. Premier d’une classe dans laquelle je n’avais pas souvent mis les pieds en deux ans ! La section choisie ne possédant pas de mention, cette avance confortable fut en quelque sorte un satisfecit pour tout le monde.
Je décidais de quitter la ville et la région pour poursuivre des études de droit à Montpellier. Le Dr Trébon m’expliqua qu’il était tout à fait possible que le changement de climat suffise à mettre un terme à mes ennuis de santé et c’est ce qui advint.
Je ne le revis que deux ans plus tard, un soir que j’étais de passage dans ma famille. J’allais lui rendre visite pour lui demander de l’aide. Je ne dormais plus, ressassais des idées morbides, il me fallait de l’aide.
J’étais devenu suicidaire au début de l’adolescence et il n’est pas exclu que mes fièvres et les délires qu’elles occasionnèrent aggravèrent cet état.
Il sembla impressionné par ma mine décomposée, fouilla dans son armoire à pharmacie et me tendit un tube de Lexomil en m’indiquant la posologie, puis me conseilla d’aller consulter un de ses confrères sans tarder en rentrant à Montpellier.

Plus tard, il y eut cette stupide partie de campagne entre étudiants, dans une petite auberge en bord de rivière. Un menu délicieux pour une soirée atroce…
Je connaissais le patron de vue, pour l’avoir croisé sur des lieux de drague. Il s’appelait Gilbert ; c’était un petit homme bedonnant dont la barbe fournie avait quelque chose d’insolite chez ce personnage qui n’était par ailleurs qu’efféminement.
L’œil à tout, il avait remarqué que je n’allais pas très bien, semblant distant et détaché de l’ambiance survoltée qui régnait autour de l’immense tablée. En hôte expérimenté, veillant à ce que chacun prenne plaisir à fréquenter son établissement, il s’était approché de moi et m’avait resservi d’autorité une queue de langouste en s’écriant : « Tien, prends une autre queue, ça ne fait jamais de mal ! » et tout le monde avait ri. Moi aussi.
Plus tard, au milieu du repas, je m’étais éclipsé. J’étais sorti dans le jardin où j’avais fait quelques pas en regardant le ciel étoilé, la lune pleine, puis j’avais marché sur la route, jusqu’au pont.
Et j’ai enjambé le parapet…
 

Toulouse,
7 au 12 août 2013

jeudi 15 août 2013

Fièvres 3/4


C’était le 21 novembre 1980. Les premiers symptômes étaient apparus environs un mois et demi plutôt. J’avais avalé depuis lors une bonne centaine de cachets, offert mes fesses à une demi-douzaine d’injections de cortisone et livré mes bras à de multiples prises de sang. Tout cela sans résultat.
Mon admission se fit en fin d’après-midi. Je fus conduit directement à ma chambre, sans voir de médecin. Le Dr Trébon avait rédigé une lettre à l’attention de son confrère, elle lui serait remise le lendemain matin avant la visite.
C’était une petite chambre pour deux personnes. Chacun disposait d’un lit médicalisé, d’une table de nuit métallique avec un tiroir et deux étagères intégrés, d’une table roulante au plateau inclinable, d’un fauteuil pour visiteur. Un téléviseur était fixé au mur, posé sur un bras articulé qui permettait son orientation.
À l’entrée de la chambre, sur la gauche, un réduit exigu servait de cabinet de toilette. Il comportait un lavabo, un w.-c. et une douche. Au-dessus du lavabo, une unique tablette sur laquelle poser quelques affaires de toilettes. Deux porte-serviettes étaient disposés de part et d’autre. L’un des murs de ce réduit avait été transformé en placard-penderie dont deux portes ouvraient sur la chambre. Le tout était succinct et minimaliste. L’expérience n’était pas nouvelle pour moi, j’avais déjà eu ma part d’hospitalisation par le passé.
Le lit près de la porte était défait, signe qu’il devait être occupé. J’héritais donc de celui qui était situé à côté de la large fenêtre.
Mes affaires furent rangées prestement, je me déshabillais et me retrouvais au lit. J’avais disposé à mon chevet une version de poche en deux volumes de Moby Dick, d’Herman Melville et une autre, également en deux volumes, de Danny Fisher d’Harold Robbins.
Allongé sur le matelas trop dur du lit trop étroit, je fixais le plafond d’un air désespéré. Je ne voulais pas être là, tout en sachant que ma situation n’aurait pas été plus enviable chez moi. D’autant plus que le climat se tendait de plus en plus à la maison, mes parents se rejetant mutuellement la faute sur ce qui m’arrivait.
Ils me laissèrent seul, promettant de prendre des nouvelles au téléphone dans la soirée et de passer le lendemain quand j’aurai vu le médecin.
Quelques minutes plus tard, mon voisin de chambre fit son apparition. C’était un type d’une cinquantaine d’années, squelettique, mal rasé ; assez patibulaire dans l’ensemble.
Après m’avoir jeté un regard et un vague salut, il se jeta sur son lit et alluma une cigarette, dont la fumée bleue emplit progressivement la pièce mal aérée.
Je me fis la réflexion qu’il aurait pu m’en proposer une, histoire d’établir le contact. Mais visiblement il ne se souciait pas d’entretenir la moindre relation avec moi ; il me le signifia en allumant la télévision, dont le volume sonore était réglé trop fort. Décidément, le séjour promettait d’être agréable !
À dix-huit heures, le plateau-repas fut servi, à côté duquel ceux de la cantine scolaire pouvaient passer pour de la grande cuisine. À vingt heures, une infirmière me tendit un thermomètre en me priant de le placer sous mon bras. Elle vint porter le résultat sur la feuille de température à vingt et une heure, en échange d’une tasse de camomille. Et puis j’eus le loisir de dormir, un oreiller sur la tête pour me couper du monde environnant. À six heures, une main vigoureuse me secoua par l’épaule : il était temps de vérifier ma température matinale. « Qui a dit que l’hôpital est un lieu de repos pour les malades ? Qu’on me l’amène et je lui parlerai du pays ! », maugréai-je.
Le petit-déjeuner fut servi vers sept heures et demie. Mauvais café, biscottes cassées, plaquette de beurre fondue, biscuit pour chiens. « D’accord, je plaide coupable si vous me libérez sur parole ! »
Et puis, ce fut l’attente jusqu’à dix heures. Mon voisin avait recommencé à fumer comme un haut-fourneau. Une infirmière avait essayé de lui dire qu’il pourrait aller faire cela dehors, recevant un haussement d’épaules pour toute réponse.
Dix heures, c’était l’heure de la visite. Elle se faisait en deux temps : d’abord l’interne en charge du malade passait constater l’évolution, ensuite le grand patron arrivait avec sa suite d’étudiants pour interroger malade et interne. Cela avait quelque chose de profondément humiliant. On se retrouvait mis à nu, au propre et au figuré, devant une dizaine de personnes des deux sexes, sans aucun égard pour notre pudeur ou notre timidité.
On toqua un coup bref à la porte, puis celle-ci s’ouvrit avant que l’un de nous s’avise d’inviter quiconque à entrer. Et il s’avança vers moi, souriant…
Je le revois très bien. C’était hier à peine… Non pas grand, immense ! Un corps interminable et magnifiquement proportionné, ni trop sec ni trop gras, des bras musclés et couverts de poils bruns comme le dessus de ses mains… Un visage triangulaire qu’illuminaient des yeux noisette très profonds, coiffé d’une chevelure bouclée.
Il portait des sabots blancs, un pantalon de toile blanche, ainsi qu’une sorte de chemise sans manches et sans boutons immaculée sur laquelle était épinglé un badge à son nom. Il se prénommait Fabrice, la suite ne m’intéressait pas, je savais déjà l’essentiel au premier coup d’œil ! « Du calme, s’il t’ausculte le cœur maintenant, tu te retrouves aussi sec en cardiologie ! »
Il m’a tendu la main, s’est présenté. Il était interne et allait me prendre en charge. Il avait avec lui une planchette sur laquelle étaient pincées les feuilles de mon dossier, il les lisait tout en m’interrogeant pour vérifier que tout avait bien été consigné correctement. Il a ensuite vérifié la courbe de température depuis mon admission, constatant que tout allait bien de ce côté, puis il a posé son dossier sur la table roulante au pied du lit, sorti le stéthoscope qui dépassait de sa poche gauche, s’est penché sur moi afin de déboutonner le haut de mon pyjama.
Je pouvais sentir le parfum discret de son eau de toilette. Un truc bon marché mais pas désagréable du tout. J’aimais bien. J’étais prêt à tout aimer bien venant de lui, de toute façon.
Il m’a fait asseoir, a promené l’extrémité froide de son stéthoscope dans mon dos, m’a demandé de tousser, de respirer fort par la bouche, de cesser de respirer. Puis il m’a dit de m’allonger à nouveau et ses mains puissantes ont palpé mon ventre avec délicatesse. Il me regardait pour vérifier mes réactions, s’assurer qu’il ne manquerait pas une éventuelle grimace éphémère.
— Des douleurs génitales ? demanda-t-il de sa voix chaude et enveloppante.
— Non, pas en ce moment…
Et puis la magie s’est arrêtée. Une volée de blouses blanches s’est abattue autour de mon lit. Un petit homme grassouillet et prétentieux s’est exclamé d’une voix nasillarde :
— Alors, qu’avons-nous là ?
Fabrice a récité sa leçon devant le professeur. Celui-ci hochait la tête avec approbation tout en tournant les pages du dossier. À aucun moment il ne m’a porté le moindre regard, puis il a tourné les talons et s’est approché de l’autre lit.
— Bien, on vérifie la courbe de température, on fait un prélèvement sanguin et si ça remonte on prévoit une hémoculture immédiate… Quant à vous, rien à dire, vous sortez ce matin comme convenu. Bonne continuation !
Déjà, il n’était plus là. Envolé avec sa suite, Fabrice compris.

À partir de cet instant et pendant les trois semaines qui suivirent, je n’ai vécu que dans l’attente des visites du bel interne, le plus souvent assis sur mon lit occupé à faire des réussites comme si le fait de les mener à terme pouvait le faire revenir plus vite.
Il y avait la visite du matin, mais il faisait aussi de brèves apparitions au cours de son service pour vérifier que tout allait bien.
Je pensais à la chanson de Dalida :

Quand il s’est approché de moi
J’aurais donné n’importe quoi
Pour le séduire


Le voir entrer dans la chambre m’apportait une bouffée de joie et d’optimisme. Je me demandais comment cela ne faisait pas remonter ma température tellement je sentais une sorte d’émoi physique dans tout mon corps.
La porte de la chambre restant souvent ouverte, le simple fait de le voir passer d’un pas rapide dans le couloir me procurait un bonheur inouï. Je n’aurais pas su dire pourquoi…

Mon compagnon de chambre parti, je restais seul vingt-quatre heures avant que l’on vienne m’annoncer qu’on m’en attribuait un nouveau.
C’était un jeune garçon de quinze ans qui avait attrapé une maladie nosocomiale à la suite d’une intervention bénigne, le tout s’étant transformé en syndrome méningé.
On intervertit les lits afin que le garçon puisse se trouver à ma place, de sorte qu’il ne soit pas importuné par le passage de mes visiteurs et puisse être isolé au fond de la pièce. Toutefois, je devais être rassuré, sa pathologie n’était pas contagieuse.
Luc était effectivement dans un sale état ! Alité depuis des semaines, il était couvert d’escarres et faisait l’objet de soins constants. Il gardait néanmoins le moral et nous blaguions beaucoup ensemble quand il n’était pas dans les vapes.
Quand elles lui faisaient sa toilette ou lui passaient le bassin, les infirmières me demandaient de me tourner de l’autre côté du lit, puisque j’avais pour consigne de ne pas quitter celui-ci.
La présence de Luc apportait beaucoup d’animation dans la chambre car son manque d’autonomie en faisait un petit tyran pour le personnel. Cette agitation me distrayait un peu de la platitude de mon propre quotidien. Pour moi, il ne se passait strictement rien. Le germe restait indécelable et la température stable.
Au fond, je n’acceptais mon sort ici que parce que celui-ci était rythmé par les apparitions de Fabrice qui généraient chez moi des phantasmes de plus en plus précis.
Le seul incident notable eut lieu à la moitié de mon séjour. Il fut la conséquence de la visite que me rendit Helena, un mercredi après-midi.
Son apparition bouleversa le train-train de la chambre. Il était amusant de voir avec quelle rapidité Luc s’enflamma pour mon amie, qui avait son âge, et comme elle entrait dans ce jeu de séduction. Ce fut un moment hilarant et trépidant. Mais après l’avoir raccompagnée jusqu’à la porte du bâtiment, je fus pris de vertiges en regagnant la chambre. M’allongeant à grand-peine sur le lit, je pris ma température et constatais que celle-ci dépassait les 40° de quelque dixièmes.
Je sonnais l’infirmière. Celle-ci était occupée et tarda à venir. Quand elle fut là, je lui tendis le thermomètre, elle nota l’indication sur la feuille, secoua l’objet pour en faire redescendre le mercure et me le retendit pour un contrôle. Elle resta au pied du lit dans l’attente du verdict : 36,5 °.
Fabrice apparut en fin d’après-midi et me demanda ce qui s’était passé. Je lui répondis qu’il n’y avait rien eu de spécial, que j’avais quitté le lit pour raccompagner une copine à la porte et que je m’étais senti mal en regagnant mon lit. C’était logique, le Dr Trébon avait bien dit que les épisodes fiévreux étaient contenus par l’inactivité physique.
Ce soir-là, Luc me posa une devinette qui me fit froid dans le dos.
— Sais-tu ce qu’on appelle un gentleman en Grèce ?
— Non, c’est quoi ?
— Un type qui fait la cour à une fille pendant un mois avant de sortir avec son frère !
Je pensais à Helena et Stavros. Ce petit crétin cherchait-il à me dire quelque chose avec sa blague à deux balles ?

Il y eut encore quinze jours de calme plat, puis mes parents furent convoqués chez le ponte du service.
Ils en revinrent estomaqués. Ce dernier leur avait affirmé que je n’avais rien, que j’étais un simulateur, qu’il avait une nièce dans mon genre et avait dit à son père que la seule médication possible était un grand coup de pied au cul le matin pour démarrer la journée. Il serait bon d’en faire autant avec moi. Je pouvais, ou plus exactement je devais sortir dès le lendemain matin.
Ils me rapportèrent cette conversation avant de rentrer à la maison, tant ils étaient bouleversés par ce qu’ils venaient d’entendre. Fort heureusement, ils avaient pu constater mon état ces derniers mois, voir par eux-mêmes la fièvre faire du yo-yo, éponger mes suées…
Le lendemain matin, lorsqu’arriva la troupe de blouses blanches pour la visite de dix heures, j’apostrophais le mandarin.
— Alors, on vient me décerner le premier prix du Conservatoire ?
Il parut interloqué et ne répondit pas.
— Au moins un accessit, tout de même ! Jouer la comédie de la fièvre de Malte pendant des mois, c’est pas mal non ?
Il eut un air pincé, tourna les talons et quitta la chambre sans un mot, escorté de sa suite.
Fabrice s’attarda quelques secondes. Il me regardait en souriant des lèvres et des yeux. Il semblait apprécier la façon dont j’avais dit le fond de ma pensée à son boss. Mais il est parti rejoindre les autres et…

Déjà vaincu, je retrouvais
Ma solitude

J’aurais voulu le retenir
Pourtant je l’ai laissé partir
Sans faire un geste…

 
Avant de m’emmener, me parents furent priés de passer voir le chef de service. Ils furent reçus par un autre homme que la veille. Celui-ci leur expliqua qu’ils n’avaient vu que son adjoint jusqu’à présent car lui-même était en tournée en Afrique ces dernières semaines. Il prit le temps de leur expliquer le contraire de ce qu’ils avaient entendu quelques heures plus tôt. Le fait que le germe n’ait pas pu être isolé ne prouvait ni son absence ni une simulation quelconque. La médecine n’avait malheureusement pas réponse à tout, il arrivait qu’elle soit impuissante et il était normal de l’admettre. Il fallait continuer la surveillance médicale, même si l’hospitalisation ne se justifiait pas. Il resterait en contracte avec mon médecin traitant.
Ce n’étaient pas à proprement parler des excuses, mais cela pouvait en tenir lieu tout de même.

mercredi 14 août 2013

Fièvres 2/4

 

Cela avait commencé par un gros coup de fatigue auquel je n’avais pas voulu prêter attention. Peut-être était-il dû à trop de contrôles concentrés sur une courte période ? Mais ce n’était pas cela, les autres symptômes ont suivi assez vite : maux de tête, courbatures, fièvre…
Nous étions à la mi-octobre et cela pouvait passer pour un simple refroidissement ou un début de grippe, bien qu’il fût encore tôt dans la saison, mais j’étais du genre à attraper tout ce qui passait par là question virus, microbes et bactéries. Je traitais donc ceci par le mépris. Du moins pendant quelques jours.
Il arriva que je me trouve chez les Delenikas lors d’une visite du Dr Trébon. Il avait pris l’habitude, en buvant son café d’après consultation, de blaguer avec la bande de jeunes qui siégeait là en permanence, aussi nous parlions-nous assez familièrement. Il me fit la remarque que je n’avais pas l’air d’aller bien.
— Ne te laisses pas faire, La miche, il recrute des malades partout ! s’exclama Sophyia, dans un grand rire.
— Passe me voir, si tu veux qu’on en parle, ajouta le médecin.
C’est ainsi que commença une relation qui devait se prolonger pendant deux ans, faite de visites régulières tantôt à son cabinet, tantôt à mon domicile. Sans le savoir, il devint à cet instant notre nouveau médecin de famille, remplaçant le précédant qui était devenu vieux et routinier, moins attentif aux signes qui n’étaient pas suffisamment évidents.
J’allais le voir en consultation le lendemain après-midi. Nous discutâmes un quart d’heure, le temps pour lui de remplir une fiche avec mes antécédents médicaux et de mieux me cerner. Ensuite, il m’ausculta sans rien trouver d’inquiétant et me prescrivit un antibiotique à spectre large. C’était selon lui l’affaire d’une petite semaine. Pour me rassurer, il me lança une vieille blague de carabin : « Une grippe non soignée, c’est sept jours ; une que tu traites, c’est une semaine ! » Il me fit un arrêt pour le lycée correspondant à la durée du traitement en m’enjoignant de mettre cette période à profit pour un repos réel.
— Dans les jours qui viennent, je ne veux pas te croiser chez les Delenikas, insista-t-il.

Je suivis scrupuleusement les indications qui m’avaient été données, aussi étais-je sur pieds et repartis-je pour le lycée en pleine forme.
Deux jours plus tard, je fus pris de vertiges et manquais de m’effondrer en plein cours. Comme c’était la fin de l’après-midi, je refusais de me rendre à l’infirmerie car il n’y avait plus longtemps à attendre avant de rentrer chez moi.
Le chemin me sembla particulièrement long ce soir-là ! En plus des vertiges, je sentais une forte fièvre, des suées, des frissons… Le moindre mouvement m’était douloureux.
Rentré chez moi, je m’effondrais sur le lit. Ma mère me força à prendre ma température et fut horrifiée de constater que celle-ci était montée à 40°. Une heure plus tard, une seconde vérification nous laissa incrédules devant un 36,5° tout aussi inquiétant.
Appelé en renfort, le Dr Trébon me rendit visite après sa consultation. Il était vingt-deux heures. Entre-temps, j’avais réussi à me reposer et j’étais à nouveau en pleine forme.
Il prit le temps de m’ausculter consciencieusement. J’eus droit à la totale : palpations diverses, vérification des réflexes, investigations pulmonaires et cardiaques. Il semblait soucieux.
— La fièvre est montée d’un coup et redescendue aussi vite ? demandait-il pour la troisième fois.
— Oui. Tout allait bien, j’étais en cours. J’ai senti que j’avais mal à la tête et puis elle s’est mise à tourner, j’avais la sensation que j’allais tourner de l’œil…
— Et quand tu es rentré, la température est retombée aussi vite ?
— En tout cas, une heure après il n’y en avait plus et j’étais même en dessous de la normale.
Il me prit la tension, revint palper le foie. Je n’avais pas mal, cependant il était un fait que j’avais le ventre ballonné.
— Tu aimes le fromage de chèvre ? demanda-t-il soudain.
— Ah ! quelle horreur ! Je suis le seul de cette famille à ne pas toucher à ça… Mais, pourquoi ?
— Je pensais à quelque chose, mais je ne veux pas trop m’avancer. Vérifions d’abord, répondit-il d’une façon énigmatique qui ne lui ressemblait guère pour ce que je pensais savoir de lui.
Il me prescrivit un examen sanguin et me dit que nous nous reverrions dès que j’aurais les résultats, soit à son cabinet si j’étais en forme, soit ici même.
— Si tu te sens d’attaque pour le lycée, demain matin après la prise de sang, vas-y. Essaye de vivre normalement, nous verrons ce qui se passe. Si ça ne va pas, reste à la maison et je te ferai un certificat.

L’examen sanguin ne fut pas concluant. J’entrais dans un cycle infernal de fièvre ondulante accompagnée des symptômes déjà ressentis les jours précédents, auxquels s’ajoutaient désormais des douleurs testiculaires.
Tout correspondait, le diagnostic fut donc posé : fièvre de Malte.
— Je sais bien que c’est une maladie beaucoup plus rurale que citadine, qu’en outre tu n’aimes pas le fromage de chèvre qui est généralement le meilleur vecteur du virus, mais je suis à peu près certain que c’est ce que tu as.
Il m’interrogeât sur mes vacances, cherchant à savoir si j’avais été en contact avec vaches, moutons ou chèvres, ce qui était effectivement le cas. J’étais allé passer quelques jours à la campagne, chez des cousins éleveurs d’ovins, et j’aimais traîner dans les étables.
Le Dr Trébon me fit un cours tout à fait intéressant sur la Brucellose, dite également Mélitococcie ou plus familièrement fièvre de Malte.
Maladie infectieuse commune à l’homme et à certaines espèces animales (notamment bovins, caprins, porcins, ovins), elle est due à des microbes du genre Brucella. Son nom vient du fait qu’elle fut d’abord mise en lumière à Malte en 1863 lors d’une vaste contamination au sein de la garnison anglaise, grande consommatrice de lait de chèvr ; cependant elle est mondialement présente sous des formes diverses. Par exemple, le Sud-Est asiatique et l’Amérique latine sont davantage touchés par la forme porcine alors que l’Europe l’est essentiellement par les formes ovines, caprines et bovines.
Quelques cas sont répertoriés chaque année en France, essentiellement chez des éleveurs, des vétérinaires ou des personnes en contact direct avec des troupeaux.
Chez l’homme, la contamination peut être directe ou indirecte. Dans le premier cas, c’est la peau qui permet le passage du germe, même si elle ne présente pas de plaie ; dans le second, le germe pénètre à travers les muqueuses et notamment par la voie aérienne. Enfin, la voie digestive offre un boulevard à l’infection par le lait cru, les fromages non pasteurisés, la viande mal cuite, les crudités souillées…

Je me retrouvais sous Tétracycline pendant un mois, à laquelle s’ajoutèrent des piqûres de cortisone.
Il y avait des jours avec et des jours sans. Le repos complet était efficace mais dès que je m’agitais un peu la température remontait et s’offrait une partie de montagne russes. Les céphalées devenaient insupportables, je suais à grosses gouttes, et au plus fort de la fièvre je délirais.
Autour de moi, tout le monde paraissait démuni. D’autant plus que le laboratoire ne parvenait pas à confirmer le diagnostic. Si la numération de la formule sanguine montrait bien une diminution du nombre total de globules blancs, les hémocultures réalisées à partir de prélèvements effectués au plus fort des pics de température n’avaient toujours pas permis d’isoler le germe.
Il semblait que nous étions passés à côté d’une première alerte et que l’on était maintenant dans une phase plus aiguë. Le danger était qu’un foyer se déclenche au niveau du cœur, ce qui se révélait fatal dans 80 % des cas.
Mes parents s’inquiétaient et s’impatientaient. Cela faisait plus d’un mois que je n’allais plus en cours et la première partie du bac était pour la fin de l’année scolaire. Il fallait trouver une solution et la trouver vite.
Je ne sais pas qui leur a soufflé l’idée de l’hospitalisation. Elle est venue sur le tapis un soir où je me trouvais à nouveau en pleine crise, incapable de rester assis dans mon lit pour en discuter avec eux, épuisé et grelottant nerveusement.
Lorsque le Dr Trébon passa à la fin de sa consultation, comme il le faisait très régulièrement, il tenta d’expliquer que l’hospitalisation était inutile et risquait de se révéler contre-productive.
— À l’hôpital, il va rester couché, sans aucune activité. Le germe va se cacher dans un coin, comme chaque fois que votre fils se tient tranquille, et il se fera oublier jusqu’à ce que le patient reprenne une vie normale. Mais je comprends que vous vouliez tout tenter, je ne peux pas vous en empêcher…
Et c’est ainsi que je fus hospitalité dès le lendemain, un peu hagard parce qu’il me semblait que c’était un palier supplémentaire dans la maladie davantage qu’un nouveau pas vers la guérison.