mercredi 21 novembre 2012

Féminin intempestif 4/4

IV

Dimanche, fin de matinée. Charles et Christophe déambulent sur la Route du Front de Mer. Le second vient de raconter au premier la scène de son retour à l’appartement familial, la veille, ainsi que l’explication douloureuse qui s’en est suivie.
Charles tient son camarade par l’épaule, dans un geste de réconfort. Il a conscience du crève-cœur que cela a dû être. Il sait que les choses sont plus simples pour lui qui se veut amoral, totalement libéré. Le fait d’avoir des parents trop occupés pour s’intéresser de près à lui et à ses fréquentations l’y aide. C’est une chance que Christophe n’a pas, même si Joseph n’est pas là physiquement, son ombre tutélaire n’est jamais très loin et au-delà de la sienne, celle de Dieu. Une autre crainte que ne connaît pas le garçon, athée convaincu et militant.
— Je suppose que ta mère doit me bénir, après ce qu’elle a entendu hier ? demande-t-il en pouffant.
— “Bénir” n’est sans doute pas le mot qu’elle emploierait ! répond son ami en souriant.
Il est onze heures passées, sa mère est à la messe à Notre-Dame. Elle a tenté de l’y entraîner en vain. Il s’en est suivi une altercation violente au cours de laquelle l’adolescent a dû expliquer son retrait depuis l’été. Jusqu’ici, il avait choisi de se taire pour la préserver ; maintenant qu’elle est au courant de l’essentiel et puisque l’actualité le conforte dans sa décision, plus rien n’a pu retenir sa colère.
Dans un flot de paroles confuses, il a tenté de lui faire comprendre à quel point il avait été blessé, au cours de l’été, par les paroles odieuses de Mgr Barbarin prétendant que le mariage gay ouvrirait la voie à une reconnaissance de la polygamie et de l’inceste, tout comme il l’avait été par le texte de la prière rédigée par Mgr Vingt-Trois et lue partout pour l’Assomption. Il lui était dès lors impossible de prier et communier au milieu de gens qui le rejetaient et appelaient sur lui le malheur sur Terre comme au Ciel. Savoir que sa propre mère s’était associée à cela, même en ignorant la vérité à son sujet, restait une blessure qui mettrait longtemps à cicatriser si elle y parvenait un jour.
Marie avait protesté. Il n’y avait rien dans ce texte qui fut homophobe comme on l’avait prétendu, ce n’était que le strict rappel du dogme. Alors Christophe s’était emporté contre l’hypocrisie de l’Église. Appeler à prier pour que le législateur réfléchisse avant d’agir sur cette question était aussi violent que de s’enchaîner à la grille d’une clinique pratiquant l’avortement. L’Église peut donner le cap à ses fidèles, elle n’a pas à dicter la loi d’un État laïc, pensait-il.
Depuis quelques années, l’Église de Rome s’enferrait dans son hypocrisie sur la question de l’homosexualité, séparant la pulsion des actes. Un gourmand salivant au beau milieu de la meilleure pâtisserie de la ville serait ainsi, selon ce principe, moins coupable s’il acceptait d’avoir des crampes d’estomac ! « Si tel est le cas, alors que deviennent les sacro-saintes “pensées impures” qui pimentent les confessions lénifiantes ? » rageait-il.
— Vous qui les écoutez à genoux, l’échine courbée, quand comprendrez-vous que c’est de vos enfants qu’ils parlent ? Ils sont pour la double peine à notre égard, ils veulent que vous nous chassiez de vos familles et en même temps nous empêcher de fonder les nôtres. Belle charité que celle-ci !
— Comment peux-tu dire ça !
— Mais c’est la vérité. Et que savent-ils du mariage ou de la procréation, voire même de la chasteté ? Hypocrisie ! Rien d’autre… Ces marchands de salades, ne crois-tu pas que Jésus les chasserait du Temple à coups de fouet ? Ceux qui veulent nous lapider aujourd’hui jetaient déjà la pierre à Marie-Madeleine et Jésus leur a donné tort. Sois certaine que s’il revenait et me donnait raison, tous ces beaux notables en robes cramoisies le livreraient à nouveau à Ponce Pilate pour les mêmes questions de pouvoir temporel qu’à l’époque.
Marie était effondrée. Elle ne reconnaissait plus son enfant, les paroles que lui dictait sa colère l’embrouillaient pourtant, parce qu’elles la mettaient au pied du mur, l’enjoignaient de faire un choix impossible entre lui et sa foi.
— Ce n’est pas le Seigneur que j’abandonne en restant à la porte, c’est ce troupeau stérile. Et au jour du jugement, je sais que ma place sera préférable à la leur si l’amour sert de balance.

— Il faut dire qu’entre une sœur cloîtrée et un fils pédé, Dieu n’a pas épargné ta pauvre mère ! poursuivait Charles, toujours prompt à la provocation.
— T’es vraiment une pauvre conne, quand tu t’y mets !
— Je plaisantais. Te fâche pas, ma fille… Remarque que tu pourrais suivre les pas de ta tante. Je te vois bien en bonne sœur, avec ta longue robe et ta cornette. Tu ferais une magnifique Sœur de la Perpétuelle Indulgence, une fois bien maquillée…
— Au moins, celles-là se frottent à la réalité et prêchent la seule bonne parole face au sida : mettre la capote sur la queue plutôt qu’à l’index !
La conversation prit un tour plus débridé et joyeux. Les deux adolescents repartaient dans leur délire de “pétasses”, loin des drames familiaux latents ou des questions de société qui divisent.
Leur amitié était ainsi faite qu’ils n’étaient pas nécessairement d’accord sur tout. Loin de là, d’ailleurs. La question du mariage gay les divisait. Charles y était hostile. Christophe l’accusait de se montrer corporatiste par anticipation, prétendant que le futur notaire ne voulait pas se priver de la manne des contrats de pacs que mettrait à mal la possibilité d’une communauté réduite aux acquêts. En retour, Charles l’accusait d’être une midinette aux rêves d’“hétérote à robe blanche”, ce dont il se défendait en affirmant que c’était une question de principe et que lui-même n’avait pas pour objectif de convoler un jour. « Mais ne pas vouloir se marier et interdire aux autres la possibilité de le faire sont deux choses qui n’ont rien à voir entre elles » soulignait-il avec force.

Il allait être midi. Ils prirent le chemin de la rue de Foncillon où l’église Notre-Dame dressait sa flèche de béton brut. Charles dit qu’il n’aimait pas cet édifice trop moderne et sa grisaille inesthétique.
— Pour moi, disait-il, les blocs de béton brut sont la marque de l’architecture préférée des totalitarismes. Avec ou sans croix, un bunker est un bunker. Comment croire qu’un dieu d’amour puisse habiter un tel lieu ?
Christophe n’était pas loin de partager cet avis, pourtant il savait d’expérience qu’il y avait bien une présence ici.
— Cette église est une allégorie involontaire, répondit-il. On a le plus grand mal à croire qu’une telle laideur de façade puisse abriter autant de trésors à l’intérieur. C’est l’Église tout entière résumée.
Il lui parla de l’immense nef, de la décoration sobre dans laquelle le moderne de bon goût côtoyait l’ancien en toute quiétude. Il précisa qu’il avait reçu le baptême ici même, sur l’étrange baptistère figurant une étoile en trois dimensions, au bout de l'absidiole droite, à deux pas d’un vitrail en camaïeu de roses et de mauves qui étaient peut-être un clin d’œil à son côté gay.
Charles, saisissant la balle au bond, parla à son camarade de l’appel lancé la veille par une association lorraine invitant les gays baptisés à écrire à leur évêque pour faire acte d’apostasie. Il trouvait l’idée enthousiasmante et loufoque, regrettant de ne pas l’avoir eu lui-même.
Christophe s’enflamma contre une telle absurdité. Il expliqua qu’il fallait faire l’inverse, au contraire, appeler les gays qui ne le sont pas à se faire baptiser afin de combattre de l’intérieur plutôt que d’abandonner le terrain. Puisque les évêques portent leur parole sur la place publique, pourquoi les gays ne la prendraient-ils pas dans les églises ?
— Mais tu es encore plus subversive que moi ! Une vraie lionne, ce matin…
— Ne te moque pas, je suis sérieux. Quand elle est seule à parler, l’Église met des siècles à réhabiliter Galilée ; si nous nous faisons entendre, peut-être nous reconnaîtra-t-elle avec moins de retard ?

L’office était achevé. Les premiers fidèles sortaient. Certains se hâtaient vers la pâtisserie, d’autres s’arrêtaient sur le parvis pour discuter. C’était un dimanche comme tant d’autres, passés ou à venir.
Marie apparut à son tour. De loin, elle vit les deux adolescents et eut une étrange grimace avant de baisser la tête, espérant sans doute qu’ils ne l’auraient pas remarquée.
— Je crois que je suis de trop, dit Charles avec un tact inattendu. Je te laisse, ajouta-t-il en embrassant son compagnon sur les deux joues, sans la moindre ostentation.
Déjà, Christophe avançait vers sa mère qu’il rejoignit à grandes enjambées.
Lorsqu’il fut devant elle, il la prit dans ses bras tout en disant, calme et souriant, d’une voix douce et chaleureuse qui fut pour elle un onguent efficace sur les plaies ouvertes la veille et ravivées le matin : « Dimanche prochain, nous viendrons ensemble. »

mardi 20 novembre 2012

Féminin intempestif 3/4

III

En rentrant, Christophe trouva l’appartement plongé dans la pénombre, sa mère pleurant silencieusement, assise à la table de la cuisine. L’image qui lui vint automatiquement à l’esprit fut celle d’une veillée funèbre. Il se mordit la lèvre pour ravaler ses propres larmes et refouler la seconde idée qui venait de se présenter : elle vient de perdre un fils !
— Qu’est-ce que tu fais dans le noir ? demanda-t-il, espérant faire diversion par le côté anodin de la question.
— Je cache ma honte, répondit-elle dans un murmure à peine audible.
— De quelle honte parles-tu ?
— Toi… Toi et ce garçon, tout à l’heure au café. De ces insanités qu’il proférait et que tu ne contredisais pas…
Elle parlait d’un ton las, visiblement abattue et croulant sous un poids trop lourd pour ses frêles épaules.
— Mais ce n’était qu’un jeu, maman. Peut-être de mauvais goût, mais rien qu’un jeu.
Marie releva la tête et le regarda dans les yeux. Même s’il n’avait pas instinctivement détourné le regard, elle n’aurait pu croire à une telle explication. Elle y avait trop pensé depuis qu’elle était rentrée à l’appartement. Il y avait manifestement quelque chose qui sonnait juste dans ce qu’elle avait entendu cet après-midi.
— Si j’avais voulu une fille, j’en aurais fait une, lâcha-t-elle de façon ridicule.
Elle n’était pas habituée aux conflits avec son fils pas plus qu’avec quiconque, aussi ne savait-elle pas comment s’y prendre.
— On ne fait pas toujours ce que l’on veut. Ni toi, ni moi. On prend ce qu’on nous donne… répondit-il d’un ton trop sec, qu’il se reprochait déjà.
Il avait souvent eu cette conversation avec elle, en songes. Ça avait été le moyen de chercher ses arguments, de les tester pour le jour fatidique où ils s’affronteraient inévitablement. À chaque fois la colère l’avait emporté en lui et ce qu’il avait imaginé lui dire était d’une violence extrême qui l’avait laissé épuisé, dévoré de remords. Il devait mettre à profit le souvenir de ces scènes fictives afin de parvenir à se maîtriser ce jour-là ; il ne fallait pas se tromper de cible, sa mère n’était responsable de rien, elle avait toujours été son alliée et il fallait qu’elle le demeure !
Christophe connaissait bien Marie. Il n’avait eu aucun mal à imaginer les arguments qui seraient les siens, ni à se les servir dans l’ordre où elle les énonçait maintenant.
Cela commença par l’inévitable question : « Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu deviennes ainsi ? Ou qu’est-ce que je n’ai pas fait ? » La culpabilité avant tout, parce qu’une mère se veut comptable de tout ce qui advient à sa progéniture, en mal comme en bien. Il ne fallait pas répondre à cette question, sous peine d’agraver son incompréhension. Ne pas lui dire : « Je ne suis rien devenu que je n’étais déjà », même si, du plus loin qu’il s’en souvînt, il avait toujours ressenti un élan vers les garçons et une grande indifférence à l’égard des filles. Dire qu’il était né ainsi, c’était accréditer l’idée que sa mère était la grande coupable. Coupable parce qu’il y avait crime. Un crime majeur que dénoncent le Lévitique et saint Paul. Le premier dit clairement : « Quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une abomination. Ils seront punis de mort. Leur sang retombe sur eux. » (Lv 20:13) tandis que le second enfonce le clou : « Leurs femmes ont échangé des rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement. » (Rm 1:26 et 27)
L’adolescent sait tout cela. Il l’a maintes fois ressassé, sans trouver la force d’en parler autour de lui. Instinctivement, il ne s’est jamais confessé de ces pensées intimes. Il a eu tellement honte de parler de sa première masturbation – sans même révéler à qui il pensait en se touchant –, qu’il a vite pris le parti d’éluder cet aspect-là de ses péchés. Il ne voulait pas avoir à se justifier devant les hommes – fussent-ils
d’Église – d’un sentiment et d’une pratique dont Dieu était déjà témoin. Bien sûr, au tout début, ces choses le terrifiaient. Il se voyait damné pour l’éternité, brûlant dans les feux de l’Enfer, tout espoir de rédemption anéanti. Alors il avait pris Dieu à parti, le mettant au défi : « Si c’est mal, foudroie-moi sur place ! » Et il était encore là…
Christophe connaissait bien les Écritures, les passages terribles qui condamnent l’homosexualité. Il n’était pas persuadé que la destruction de Sodome et Gomorrhe ait un rapport direct avec la question. Il y voyait plutôt une colère divine déclenchée contre un grave manquement à l’hospitalité. En revanche, il ne cherchait pas à s’accrocher à l’histoire de David et Jonathan comme certains qui voulaient y voir une histoire gay. Les paroles de David à l’annonce de la mort de Jonathan rapportées dans le second livre de Samuel : « Que de peine j’ai pour toi, Jonathan, mon frère ! Je t’aimais tant ! Ton amitié était pour moi une merveille plus belle que l’amour des femmes. » (2 S 1,26) pouvaient aussi bien être la marque d’un pur amour sans dimension charnelle, une relation comme celle liant Montaigne et La Boétie sur laquelle on pourrait gloser jusqu’au jugement dernier sans jamais connaître le fin mot de l’histoire. De même, ne voulait-il pas jouer sur les mots s’agissant de la préférence marquée de Jésus pour Jean afin de lui donner une connotation homosexuelle. À quoi bon ? La seule chose qu’il y avait à retenir de Jésus, fils de l’Homme et donc seul porte-parole autorisé, c’est qu’il n’a jamais prononcé une parole contre les relations sexuelles entre personnes de même sexe. Ce qu’il n’a pas condamné en son nom ou au nom du Père, qui peut prétendre le faire après lui ?
— Comment est-ce arrivé ? Est-ce qu’un adulte a eu avec toi des gestes… demandait Marie, sans toutefois vouloir aller au bout de sa pensée.
Un adulte ? Quel adulte ? Les seuls que le garçon avait fréquentés étaient les prêtres et le personnel encadrant les activités paroissiales auxquelles il avait assidûment participé. Or, non ! Jamais, malgré toutes les histoires abominables de prêtres pédophiles que l’on pouvait entendre, il n’avait été confronté à cela. Cependant, il lui était impossible d’avouer à sa mère qu’il lui était arrivé plus d’une fois de le regretter. Comment aurait-elle pu comprendre que si l’un de ces adultes l’avait accompagné sur cette pente, il lui semblait qu’il aurait pu s’en faire un allié, parler avec lui, lui confier ses doutes afin de se faire rassurer ? Au lieu de quoi il avait dû se débrouiller seul. De telles pensées lui donnaient le vertige et le meurtrissaient, parce que c’était oublier un peu vite la souffrance des enfants à qui cela arrivait sans qu’ils ne demandent rien et ne puissent s’y soustraire. Ces pensées-là, il le savait, étaient bien davantage impures que ses rêves érotiques les plus débridés ; elles avaient un relent de négation de la douleur d’autrui qui le mortifiaient et le faisaient se sentir monstrueux.

Cette conversation fut longue et pénible, tant pour elle qui n’y était pas préparée que pour lui qui s’y était trop préparé. Elle les laissa épuisés et hagards, deux heures plus tard. L’un comme l’autre avait l’impression d’être passé à côté de ce qu’il aurait dû ou voulu dire.
Il y avait eu des mots blessants. À la fois ceux qui avaient été prononcés et ceux qui avaient été retenus. Les premiers pour celui qui les recevait, les seconds pour celui qui les retenait. C’était la marque des efforts que chacun savait devoir faire sur lui pour ne pas envenimer une situation explosive, pour tâcher de limiter les dégâts.
Marie n’avait qu’un fils, Christophe n’avait qu’une mère. C’était la première fois qu’ils se dressaient l’un contre l’autre, impuissants tous deux à rendre les armes même de façon fictive. Pour elle comme pour lui, c’était le but même de leur vie qui était en cause, ce qu’ils croyaient juste, le bonheur auquel ils aspiraient et pour lequel ils étaient prêts à se battre au quotidien. Mais force était de constater que, pour la première fois, ces valeurs fondamentales ils ne les partageaient plus totalement.
Ils se retirèrent dans leur chambre sans manger. Christophe entendit les sanglots de sa mère une partie de la nuit, conscient de son impuissance à les tarir. De son côté, Marie revoyait les moments heureux qu’ils avaient partagés, au temps de l’insouciance. Parfois, une image arrivait à sécher ses larmes, comme lorsqu’elle revoyait le petit garçon qui la suivait au marché pour être certain qu’elle n’oublierait pas de lui prendre une “taupinière” et l’extase qui était la sienne au retour, lorsqu’il rompait le pain et tartinait la pâte molle du fromage de chèvre. Ses désirs, alors, étaient simples. Elle pouvait les comprendre et les satisfaire…

lundi 19 novembre 2012

Féminin intempestif 2/4

II

Le second incident survint trois ans plus tard ; il avait alors dix-sept ans.
C’était devenu un beau jeune homme, grand et athlétique. Ses muscles avaient été sculptés par une pratique intensive de la natation, sport qui était venu se substituer aux heures de chant qu’il ne pratiquait plus depuis que sa voix lui avait joué des tours. Si son corps avait poursuivi son évolution, ses cordes vocales, elle, s’étaient obstinées à rester coincées sur un registre fluet qui cadrait mal avec sa stature.
Rien n’avait vraiment changé dans leur vie. Marie poursuivait ses ménages à l’école, Christophe était passé au collège, puis maintenant au lycée, avec le même sérieux dans le travail, pareillement récompensé sur chaque bulletin trimestriel. Ils fréquentaient toujours assidûment l’église. Au moins jusqu’à l’été précédent, où l’adolescent avait soudain décidé de s’en détourner, refusant d’accompagner sa mère à la messe du 15 août.
Ni la négociation pacifique, ni les cris n’étaient parvenus à le faire revenir sur une décision qui sonnait comme un affront personnel pour sa mère : tourner le dos à l’Église le jour de l’Assomption, fête de Marie !
Le garçon avait refusé de donner la moindre explication, se contentant de dire que sa place n’était plus là-bas désormais et qu’il ne voulait plus jamais en entendre parler.
Joseph, bien sûr, était absent comme il l’avait toujours été aux moments important de la vie de son fils. C’était peut-être mieux ainsi, sans doute cela avait-il évité des drames à n’en plus finir.
Dorénavant, Marie allait seule à Notre-Dame où elle redoublait de prières pour l’adolescent, pour que son attitude lui soit pardonnée, pour qu’il retrouve le bon chemin, pour le salut de son âme quelle que soit la raison qui le tenait éloigné de cette maison qui avait toujours été la sienne, dans laquelle il avait reçu le baptême et fait sa communion. Dans laquelle il avait servi la messe et mêlé sa voix d’ange à la chorale.
Christophe n’avait pourtant rien d’un rebelle et Marie persistait à le voir comme l’enfant sage et raisonnable qu’il avait toujours été, soigneux de ses affaires comme de sa personne, toujours “tiré à quatre épingles”. Le seul détail qui avait changé, la seule concession faite – pensait-elle – à une mode extérieure, résidait dans les longs cheveux bruns qui lui tombaient désormais sur les épaules, contrastant avec l’éternelle coupe en brosse qui avait été la sienne toutes ces années. Cette tignasse qu’il attachait parfois en catogan ou bien ramassait en un petit chignon serré comme une balle de tennis qu’il pouvait glisser plus facilement sous son bonnet de bain lorsqu’il était à la piscine.

C’était à la fin de la première semaine des vacances de la Toussaint. Le temps était exceptionnellement clément et avait des airs de fin d’été, ensoleillé quoique frisquet. Un froid sec plutôt agréable après la pluie des semaines précédentes.
Marie avait eu envie de sortir de l’appartement, d’aller flâner sur le port jusqu’à l’embarcadère des bacs, au-delà de la Criée. Ceci lui arrivait parfois, mais assez rarement à vrai dire car elle était bien plus une femme de terre que de mer.
Au retour, elle s’était arrêtée dans un bar et avait commandé un thé. Assise sur la terrasse fermée, elle profitait de ce soleil inespéré, pensant à la chance qui était la sienne au regard des inondations qui venaient de se produire dans le Var ou des fortes chutes de neige sur le Vercors, sans parler de l’ouragan qui avait frappé New York il y avait quelques heures à peine. Heureuse d’échapper aux catastrophes, Marie n’en était pas moins pleine de compassion pour ces milliers d’inconnus qui souffraient et étaient en proie à l’adversité.
Bien que rêvassant, elle ne pouvait s’empêcher d’entendre la conversation d’un couple d’adolescents qui était assis un peu plus loin. Le garçon qui parlait avait une voix haut perchée et ne cherchait nullement à être discret. Il y avait une vulgarité choquante dans ses propos. Quelque chose d’inimaginable !
— Mais, ma fille, lance-toi ! Je suis sûr qu’il n’attend que ça, ton beau nageur, disait-il. Et puis tu es la meilleure suceuse de bites que je connaisse, quand tu te seras occupée de lui, il appellera sa mère… Ce qui vaudra bien mieux que s’il appelait la tienne ! Ajouta-t-il en éclatant d’un rire gras.
Et le monologue se poursuivait sur le même ton. La jeune fille à laquelle il s’adressait – et que Marie ne voyait que de dos – ne répondait pas. Écoutant malgré elle, horrifiée par ce qu’elle entendait, les détails se succédant, Marie finit par se convaincre que le jeune nageur dont il était question n’était nul autre que son propre fils, ce qui ne faisait qu’ajouter à son malaise.
— Je ne vois pas de quoi tu as peur, ma chérie, je suis certaine qu’il en crève d’envie ce petit vicelard, toujours à se toucher le paquet pour vérifier qu’il ne s’est pas dissous dans l’eau…
Marie tiqua sur la tournure féminine de la phrase. C’était bien un garçon qui parlait pourtant, d’où elle se tenait il ne pouvait y avoir de doute. Et il reprenait, probablement excité par l’absence de réaction de sa compagne.
— En tout cas, si tu ne t’en occupes pas très vite, c’est moi qui lui saute dessus !
Alors se produisit quelque chose d’inouï. La jeune fille leva les mains pour soulever sa chevelure brune et la dégager du keffieh noir et blanc qu’elle portait autour du cou, en même temps qu’elle lançait d’une voix flûtée, particulièrement maniérée :
— Tu n’es qu’une cochonne, Carlotta ! Si tu t’approches du morceau avant moi, je te coupe la tienne d’un coup de dents…
Marie se sentit défaillir. Bien que le foulard palestinien n’appartînt pas à sa garde-robe, elle avait parfaitement reconnu la chevelure, la silhouette et surtout la voix de Christophe. Mais elle ne comprenait pas ce numéro de cirque, cette conversation choquante, outrancière – humiliante pour elle –, dans laquelle les deux adolescents parlaient d’eux-mêmes au féminin.
Comme trois ans plus tôt, elle ne put lâcher qu’un “Oh !” offusqué, à peine sonore mais qui n’échappa nullement à son fils qui reconnut immédiatement la personne qui avait ainsi crié dans le bar. Il tourna la tête, croisa le regard de sa mère qui n’arrivait pas à se détacher de lui.
— Alors là, on est mal ! lâcha son compagnon.
Marie avait la bouche ouverte, pourtant elle ne trouvait rien à dire. Elle ramassa fébrilement son sac et son manteau, jeta un billet de cinq euros sur la table et gagna précipitamment la sortie.
— T’inquiètes pas, ma fille, c’est au contraire ce qui pouvait m’arriver de mieux, lâcha Christophe ; mi-convaincu, mi-crâneur.

Lorsque Marie fut partie, les deux garçons se séparèrent rapidement. Le cœur n’y était plus.
Ils aimaient discuter ainsi, un peu fort, dans les lieux publics pour offusquer le bourgeois. Ils appelaient cela entre eux “faire les pétasses”. C’était dans ces occasions qu’ils parlaient au féminin, chacun ayant conscience par ailleurs que préférer les garçons ne faisait pas d’eux des filles pour autant.
Christophe avait commencé le jeu deux ans auparavant. Cela avait été un moyen pour lui de supporter les quolibets de ses condisciples qui se moquaient de sa voix de fille. Il en avait alors surajouté pour mettre les rieurs de son côté, et ces imbéciles n’avaient pas vu le jeu de miroirs derrière lequel il cachait une vérité trop affichée.
Seul Charles était au courant, les deux garçons ayant exploré ensemble leur sexualité naissante à leur entrée au collège. Cela s’était produit à la piscine, dans les douches. Ils n’étaient que tous les deux, Charles bandait et Christophe avait approché sa main. Comme on ne le repoussait pas, il s’était enhardi, à moitié terrorisé à l’idée de se faire surprendre mais par ailleurs tellement excité. Il s’était laissé tomber à genoux devant son camarade, avait touché son sexe de la pointe de sa langue puis l’avait soudainement happé tout entier dans sa bouche. Charles lui avait alors agrippé les cheveux à deux mains afin de lui maintenir la tête d’une prise ferme et, très vite, avait joui à longs traits. Christophe avait été surpris par ce liquide tiède auquel il trouva un goût d’ammoniaque, sans bien démêler si cela ne tenait pas plutôt à l’odeur de détergeant qui régnait dans le vestiaire.
Il n’y eut pas de réciprocité, Charles se défilant, horrifié par sa propre jouissance qui était incomparable à ce que ses pratiques onanistes lui avaient fait connaître jusqu’alors. Christophe n’en avait ressenti aucune frustration tant ce qu’il venait d’accomplir instinctivement était une révélation qui le transportait d’un bonheur étrange que lui non plus n’avait encore jamais connu. Ils avaient ainsi eu commerce ensemble durant deux mois, puis cela avait cessé et ils étaient restés amis et complices, confidents de leurs bonnes fortunes.
Charles était un provocateur-né. L’aisance avec laquelle il tournait tout en dérision amusait beaucoup Christophe et cela l’aida à faire face au questionnement intérieur qui fut le sien dès lors qu’il osa mettre un nom sur ses désirs naissants. Par exemple, son camarade affirmait d’un ton docte : « Je m’appelle Charles, c’est pour cela qu’il me faut deux gaules : une devant et une derrière ! »
Toutefois, avec la meilleure volonté du monde, Christophe ne serait jamais comme son camarade, se moquant de tout, ne prenant rien au sérieux. Lui, avait un côté “fleur bleue”. Derrière une sexualité débordante, il cherchait l’amour, la rencontre d’un garçon avec lequel tout partager et construire une vie. De son côté, Charles, il n’en doutait pas, jetait sa gourme avant de rentrer dans le rang. Il serait notaire comme papa, épouserait un bon parti, ferait des enfants et peut-être s’offrirait des récréations masculines de temps à autre, en toute discrétion. Sa manière juvénile de pérorer compensait par avance toute la retenue dont sa vie future serait corsetée. C’était là un choix auquel Christophe se refusait. Lui n’avait pas de position sociale à défendre, il ne visait que le bonheur, ce qui était sans doute bien plus compliqué !
— Tu crois que ça va aller ? demanda Charles, au moment de se séparer.
— Si elle me met à la porte, je viendrai lancer des petits cailloux contre la fenêtre de ta chambre à la nuit tombée.
— Ça serait très romantique, je n’en doute pas. Mais j’espère que ça n’en arrivera pas là !

dimanche 18 novembre 2012

Féminin intempestif 1/4

I

Le premier incident survint lorsqu’il avait quatorze ans.
Ce jour-là, sa mère avait passé l’après-midi plongée dans “une montagne de repassage”, si absorbée par sa tâche qu’elle ne l’avait pas entendu revenir du collège. Aussi était-elle entrée dans sa chambre d’un pas ferme et décidé afin de ranger dans l’armoire le linge dont elle venait de s’occuper.
Habituellement, quand elle le savait à la maison, elle ne franchissait pas sa porte sans frapper et attendre d’être invitée à entrer.
Ce fut un instant terrible. D’abord pour elle, puis pour lui à quelques secondes d’intervalle.
Elle le découvrit, allongé entièrement nu sur son lit, occupé à se masturber avec une certaine frénésie. Elle en fut tellement saisie qu’elle resta quelques secondes interdite, sans réaction.
Christophe ne l’avait pas entendu entrer. Les yeux clos, tout son être était tendu, seulement attentif au plaisir qui montait en lui et ne tarderait pas à l’inonder.
— Oh ! finit-elle par s’exclamer avant de faire demi-tour, les bras toujours chargés de linge.
Le garçon fut coupé dans son élan, sauta du lit et se précipita pour fermer la porte laissée ouverte par sa mère dans sa fuite.
Des sentiments contradictoires l’assaillirent soudain, dans lesquels se mêlaient la honte et la révolte d’avoir été surpris dans cette posture et bien sûr la crainte de la réaction de sa mère.
Marie fut littéralement traumatisée par cet épisode et mit longtemps à s’en remettre. Elle fut souvent en proie à la vision de cette chose monstrueuse dressée entre les doigts de son fils. “Monstrueuse” non pas par la taille, ni dans un sens ni dans l’autre, mais parce que ce à quoi elle avait assisté était pour elle une abomination, un péché mortel. Et avant que qui que ce soit en meure, ce fut elle qui se retrouva mortifiée…
Il ne fut pas question de l’incident ce soir-là, non plus que les jours suivants. C’était une question dont il ne fallait pas parler. Chacun d’eux savait que l’autre l’avait vu, c’était suffisamment embarrassant comme cela.
Dans les semaines et les mois qui suivirent, Marie se surprit plus d’une fois à fouiller la chambre de son fils en y faisant le ménage, soulevant le matelas, ouvrant les tiroirs, regardant entre les piles de draps et de vêtements de l’armoire, à la recherche de magazines pornographiques ou de pages qui y auraient été découpées. Elle ne trouva rien de tel. Tout au plus nota-t-elle que les catalogues des 3 Suisses et de La Redoute traînaient souvent dans la chambre de Christophe sans bien comprendre pourquoi.
C’était une femme au cœur simple et droit, qui ne voyait le mal nulle part, à moins qu’on lui mette le nez dessus comme cela s’était produit cet après-midi-là.
Elle imagina donc que son garçon se plongeait dans ses catalogues de vente par correspondance à la recherche de nouveaux jeux vidéos pour compléter ceux qu’il possédait déjà pour sa console. Il ne lui vint pas à l’esprit que ce put être pour tout autre chose qu’il les feuilletait et n’eut pas l’occasion de s’apercevoir que certaines pages, consacrées à la lingerie de corps, étaient plus froissées que d’autres. Cette absence d’imagination lui permit de gagner quelques années de tranquillité. Heureux les cœurs purs…

Pour ce qui était de la pureté du cœur de Marie, il n’y avait pas le moindre doute à avoir. C’était à la fois un cœur pur et simple.
Elle était née à Saintes, dans une famille pieuse et pratiquante. Ses parents étaient de petites gens honnêtes et laborieux, soucieux de vivre dignement et de faire le bien autour d’eux autant qu’il leur était possible.
Sa sœur aînée et elle avaient eu une éducation stricte, basée sur les principes de la religion catholique. Toutes deux s’étaient toujours senties protégées et guidées par une présence immatérielle à leurs côtés. Elles puisaient dans la prière et l’encens la force d’affronter un monde qui se dérobait à elles, chargé de violences de toutes sortes.
Madeleine avait fini par prendre le voile, prononcer des vœux définitifs, et se cloîtrer à La Rochelle. Ce fut un drame familial. Ses parents, d’abord fiers de la piété de leurs enfants, prirent cette décision comme une épreuve, une punition que leur envoyait le Seigneur. Quelques semaines plus tôt, ils auraient volontiers glosé interminablement sur la perte des vocations, mais que leur fille aînée réponde à un tel appel ne pouvait être qu’un crève-cœur.
Lorsqu’ils comprirent que Marie s’engageait dans la même voie, ils firent tout ce qui était possible pour l’en détourner avec la complicité de son confesseur qui comprit que ce serait une épreuve insurmontable pour eux.
Le père Gabriel eut donc de longues conversations avec Marie. Il lui expliqua que sa place à elle était dans le siècle, qu’elle rencontrerait un homme avec qui elle se marierait et fonderait une famille, que ce serait sa façon de servir Dieu.
Lorsqu’elle fut plus ou moins convaincue, il lui présenta Joseph. Certes, il était plus âgé qu’elle, mais jouissait d’une bonne situation. Charpentier de formation, il était spécialisé dans les structures métalliques et sa bonne renommée lui faisait participer à des chantiers d’envergure un peu partout dans le monde.
Ils se marièrent et partirent pour Royan où Christophe vit le jour l’année suivante. Joseph était un homme attentionné pour autant qu’il était présent, ce qui était relativement rare. L’argent rentrait grâce à son travail. Ils n’étaient pas riches à proprement parler, mais n’avaient pas non plus le souci de la crainte du lendemain.
Lorsque Christophe entra à l’école, Marie prit un travail afin de fuir l’oisiveté. Elle se fit embaucher comme agent d’entretien dans l’école privée catholique à laquelle était inscrit l’enfant. C’était un moyen de n’en être pas complètement séparée.
La vie de la famille fut calquée sur le modèle de celle qu’elle avait connue avec ses propres parents. La religion y tenait une place prépondérante, les différents offices la rythmaient. Son fils et elle participaient activement aux activités paroissiales.

L’enfant avait grandi dans une sorte de cocon. Les longues absences répétées de son père avaient créé une grande complicité entre sa mère et lui.
Sérieux et travailleur, ses résultats scolaires faisaient de lui depuis toujours l’un des meilleurs élèves de sa classe. Situation dont ses parents étaient fiers mais à laquelle il ne prêtait pas d’attention particulière tant la vanité était un sentiment qui lui était totalement étranger. Il considérait de son devoir de bien travailler et accomplissait ce devoir en conséquence, cela n’allait pas plus loin.
C’était un garçon sociable, qui se liait facilement bien qu’il y eut constamment en lui une certaine réserve, l’instinct de préserver une part sinon secrète en tout cas intime, pudique.
Depuis quelques mois, un an environ, le jeune garçon avait fait une poussée de croissance vertigineuse. En même temps que ses membres s’allongeaient, il avait considérablement minci, perdant totalement un début d’embonpoint qui l’inquiétait beaucoup jusque-là.
Sa voix avait mué, mais de manière hésitante, restant bloquée entre deux registres. Cela donnait parfois des couacs ridicules qui le tétanisaient. Il avait dû, pour cette raison, renoncer à sa participation à la chorale de la paroisse dans laquelle il chantait avec bonheur depuis de longues années.
Son corps aussi avait changé, au-delà de l’allongement des bras et des jambes. Son sexe s’était transformé, paraissant à certains moments vouloir vivre une vie autonome. Des poils toujours plus denses avaient envahi certaines zones de ce corps, tout en épargnant le visage, comme si l’acné leur avait grillé la politesse. Ces maudits boutons purulents lui avaient posé d’énormes soucis pendant un temps ; lui causant un véritable malaise lorsqu’il croisait son image dans le miroir de la salle-de-bain, le matin en se débarbouillant. Mais ces temps derniers, l’éruption semblait perdre du terrain…

jeudi 1 novembre 2012

Tu

Novembre. Le récent passage à l’heure d’hiver contribuait à bouleverser mes nuits. Celles-ci étaient plus courtes et il leur arrivait également d’en être plus agitées.
Ce fut au cours du second sommeil d’une de ces nuits hachées que se produisit le rêve. Un rêve étrange qui, au réveil, me laissa une vague angoisse.
Il n’y avait rien, pourtant, dans ces quelques scènes brèves qui s’étaient télescopées – du moins pour ce dont je me souvenais – qui fut de nature inquiétante ou violente. Mais le sentiment d’angoisse était bien là.
D’abord, je ne compris pas à quoi il pouvait correspondre. Je n’avais présent à l’esprit que la douceur du rêve et la certitude du sentiment de bien-être, voire de plénitude, qui était le mien dans cette fiction dont j’étais l’un des personnages.
Peut-être cela était-il dû à la dernière image, celle du lit défait, aux draps froissés, et vidé de ses occupants. L’intuition de la pièce vide autour de ce lit. Je veux dire vide d’occupants, ce qui sous-entendait que j’en étais sorti et mon partenaire également. Or, comment pouvais-je voir ce lit “en chantier”, comme aurait dit ma mère, si je n’étais plus dans la chambre ?
Il arrive, lorsque l’on se réveille au sortir d’un rêve particulier, que l’on ait du mal à reprendre pied dans la réalité. Il se fait une sorte de flottement au cours duquel nous sommes en quelque sorte coincés entre le songe évanoui et le réel encore flou. Quelques secondes sont nécessaires pour retrouver nos marques, un peu comme si nous cherchions à réaliser une mise au point parfaite avec un objectif récalcitrant. La pénombre de la pièce dans laquelle nous dormions n’y est peut-être pas étrangère ?
Je ne voulais pas allumer la lumière, je cherchais inconsciemment à me souvenir du rêve dans son entier. Mais ce qui s’imposait à moi, c’était ce lit défait et la certitude d’avoir quitté la pièce tout comme mon partenaire.
Il me restait la sensation de l’intimité qui avait été la nôtre. Au-delà des ébats sexuels, il me semblait sentir le mélange de nos haleines échangées en de profonds baisers, l’odeur épicée de sa peau et son goût sous ma langue…
Et soudain l’angoisse prit corps. C’était celle de ne pas savoir qui était cet homme avec lequel j’avais fait l’amour dans une harmonie parfaite, submergé d’un plaisir qui continuait à faire frissonner ma peau alors que j’étais maintenant totalement réveillé.
Je m’étais endormi seul, après avoir achevé la lecture d’un essai philosophique qui n’avait rien de particulièrement érotique, mon petit-ami était en voyage et devait rentrer dans deux jours. Rien ne suggérait dans ma journée de la veille un tel débordement onirique.
Une certitude s’imposait toutefois : l’homme de mon rêve était un parfait inconnu. Je veux dire qu’il ne correspondait à personne de mon entourage, non plus qu’à la réminiscence d’un ancien amant. En revanche, il était évident dans le rêve que ce n’était pas le coup d’un soir mais bien l’objet d’une liaison intense et passionnée, d’une osmose parfaite !
Je me creusais la cervelle, me repassant les bribes de film dont je me souvenais, à la recherche d’un indice, notamment d’un prénom. Or, dans les brèves paroles qui me revenaient, jamais je ne l’avais nommé. Seul s’imposait un “tu” confirmant notre intimité.
Mon angoisse allait grandissant. L’incapacité à mettre un nom sur cet homme augmentait le sentiment de perte produit par le réveil. Je n’arrivais pas à savoir qui il était, je n’en gardais qu’un vague souvenir qui se déformait sans doute au fil des minutes qui passaient en se nourrissant de fantasmes plus objectifs, et pourtant il y avait la certitude d’une perte importante.
Comment pourrais-je jamais raconter cette histoire à quiconque ? À commencer par mon petit-ami dont la jalousie épidermique s’opposerait à une telle confidence !
Faut-il être fou pour considérer ainsi que sortir d’un tel rêve peut engendrer la certitude d’avoir perdu… Mais perdu quoi, au juste ? L’homme de ma vie ? L’homme idéal ? L’amour ? Le bonheur absolu ? Et pourtant, cette sorte de panique qui me vrillait l’estomac, n’était-ce pas la preuve de l’intensité de ce sentiment de perte ?
Les images et les mots se bousculaient dans ma tête. Il y avait sa peau cuivrée, les courts cheveux bruns, les yeux noisette d’une profondeur exquise, le sexe dressé triomphalement et croisant le fer avec le mien, les ordres amoureux murmurés ou criés « embrasse-moi », « prends-moi ! », les soupirs qui se mêlaient aux onomatopées amoureuses…
Je ne voulais pas le laisser partir, je voulais qu’il revienne et me prenne à nouveau dans ses bras vigoureux. Hélas ! Il me manquait le moyen de le rappeler. Il aurait suffi d’un prénom. Pierre, Hocine, Alvaro… que sais-je ?
Je me rendais compte que cette absence de prénom était également un handicap pour en parler. Pouvais-je simplement l’appeler “Tu”, comme lorsque je lui parlais dans le rêve ? C’était sans doute la meilleure solution, celle qui permettrait de conserver l’illusion qu’il était encore présent à mes côtés. Une manière de poursuivre le dialogue, d’entretenir la flamme, de retarder la perte…
Tu était une sorte de perfection… Trop parfait pour que ça dure ! Le correcteur automatique de mon ordinateur me rappelle à l’ordre dès la première phrase. Pour lui, il y a un problème de conjugaison. Il faudrait écrire “tu étais”, seulement je ne suis pas en train de lui parler ; je parle de lui, ce qui n’est pas la même chose. Maudite machine !
Ou bien mon correcteur a-t-il raison et se fait-il son complice, m’obligeant à ce dialogue direct que je n’envisageais pas de peur de passer pour plus fol que je ne suis ?
Allons-y, cédons à cette tentation aussi facilement que j’avais cédé bien plus tôt aux caresses du bel inconnu.
Donc, disais-je…
Tu étais une sorte de perfection. Il y avait ton corps mince sans être maigre, aux membres déliés, ton visage triangulaire à la mâchoire saillante prête à me dévorer de baisers, le grain de ta peau glabre était d’une douceur qui aurait pu être asiatique mais c’était bien le seul point qui te rapprochait d’un continent bien éloigné de tes origines. Cette peau douce avait, je l’ai dit, un parfum et un goût d’épices. Non pas d’épices fortes mais d’épices sucrées dans lesquelles la cannelle n’était pas absente, non plus qu’une note vanillée.
Il y avait la puissance de tes bras m’étreignant et l’extrême douceur de la caresse de tes mains parcourant tout mon corps et s’arrêtant intuitivement, pour y insister, sur les points sensibles qui avivaient le feu intérieur qui me dévorait.
Tu jouais en virtuose de mon corps comme si tu t’y étais entraîné des heures et des jours entiers. Peut-être était-ce le cas ? Comment savoir puisqu’il ne me restait que des bribes sans commencement ni fin.
Ta voix avait la chaleur du sud, un léger accent, presque imperceptible, qui annonçait un résident plutôt qu’un touriste. C’était bon signe, au fond, cela pouvait indiquer que tu n’étais pas pour repartir très vite…
Tu vois, je fouille ma mémoire, je cherche à mettre des mots sur des sensations éphémères, au risque d’inventer, d’embellir, de surjouer cette scène qui n’en a pourtant nul besoin. Je veux me montrer précis là où tout n’est que flou, mais c’est pour mieux souligner ce qu’il y avait d’étrangement réel dans ta présence.
Peut-être, au réveil, aurais-je dû scruter ma peau pour voir si tu n’y avais pas laissé des marques avec ta barbe naissante – oui, j’insiste, tu avais cette barbe naissante qui faisait contraste avec l’absence de poils partout ailleurs – ou bien des traces de dents lorsque tu me mordais le dessus des épaules ou le lobe des oreilles. Trop tard, il aurait fallu vérifier avant !
Comment et où t’avais-je rencontré ? Depuis combien de temps ? Je ne sais rien de tout cela, sinon que tu étais dans ce lit, mon lit dans lequel il ne vient jamais personne parce que je suis soucieux de ma liberté. Nous y étions tous les deux et nous y étions bien !
Au moment où s’achève cette portion de rêve, je sais que nous y avions passé des heures frénétiques et sensuelles, dévastatrices même à en juger par l’état des draps. Et aussi par l’état du dormeur enfin éveillé…
Je découvre que l’on peut être amoureux en rêve et le rester une fois remonté à la surface. Cela est d’autant plus vertigineux que j’ai toujours fait profession de n’aimer personne. Je veux dire de ne pas m’attacher trop, afin de préserver une intimité dont j’éprouve un besoin vital.
Adolescent, je m’ingéniais à tomber amoureux d'hommes inaccessibles, incapables de me payer de retour. De préférence mes professeurs de collège ou de lycée. Ils nourrissaient mes fantasmes nocturnes et je ne leur demandais pas davantage. Plus tard, j’ai noué des relations plus réelles, parfois durables, mais sans jamais vouloir vivre en couple. Je ne suis pas un animal de meute ; agoraphobe, il semble bien que pour moi la foule commence au couple !
Voilà sans doute une des raisons primordiales pour lesquelles tu étais une sorte de perfection : il était évident que tu ne t’incrusterais pas une fois nos désirs assouvis, nos corps repus l’un de l’autre. Intuitivement je savais que la situation était claire et assumée par nous deux, nous étions heureux de nous retrouver et nous jeter l’un contre l’autre, mais en sachant qu’il y aurait une séparation plus ou moins longue au terme de nos ébats. Nous étions faits l’un pour l’autre, de toute évidence comme de toute éternité.
Participant à cette perfection dont je te crédite, il y avait ta jeunesse. Quarante ans, oui cela est jeune ! Un bel âge qui sait allier l’expérience et la fougue, qui accorde à l’autre une attention moins comptée qu’il ne l’aurait fait vingt ans plus tôt.
Les enfants croient que l’amour, sentimental ou charnel, est une chose réservée à la jeunesse. C’est en quoi ils se trompent ! Qu’imaginent-ils au juste ? Que l’instinct animal s’use en même temps que la peau se ride ? Foutaise !
Je me souviens d’un homme de quatre-vingt-cinq ans, mort aux portes de la backroom d’un sauna, étouffé par la chaleur moite et la poussée d’adrénaline ressentie au frôlement de ces corps nus tant désirés… Le cœur avait lâché tout d’un coup et, pour une fois, ceux qui l’avaient toujours dédaigné en ce lieu s’étaient inquiétés et occupés de lui, cherchant à lui garder ce souffle de vie qui s’éteignait en attendant les secours. Quelle belle mort que celle-là ! Emporté à l’entrée d’un paradis, fut-il artificiel…
J’aurai l’âge de cet homme dans quelques jours. Mon petit-ami a trente ans de moins que moi et je suis toujours émerveillé qu’il n’ait pas pris son envol pour un plus jeune et moins décati.
J’éprouve une tendresse particulière et non feinte pour lui, j’aime son corps vigoureux, ses attentions grandes et petites, bien que je refuse obstinément que nous tombions dans le travers d’une vie commune qui gommerait toute la magie de nos retrouvailles, l’ensevelirait sous les petits agacements quotidiens que connaissent tous les couples et que multiplierait notre différence de génération.
Il m’arrive encore d’attirer les regards dans la rue. J’ai su ne pas me laisser aller, garder une certaine prestance qui me donne “fière allure” ainsi que nous disions dans ma jeunesse. Cela m’amuse et flatte quelque peu mon orgueil, mais je n’y accorde pas plus d’importance que cela n’en a en réalité.
Aussi ne pouvais-je que trouver extravagant ce rêve érotique qui me laissait fourbu, haletant, tendu d’un désir palpitant que je ne comprenais pas.
Tu obsédais mon esprit comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Je me sentais venir une âme de midinette, j’aurais volontiers troqué les quelques années qui me restent pour que tout ceci ne soit pas chimère, pour te serrer à nouveau dans mes bras, sentir tes lèvres gonflées de sang vif, choquer nos dents pendant que nos langues se retrouvaient, poussant leur avantage chacune leur tour…
Mon sang bouillonnait, s’enflammait au point qu’il n’y avait pas loin à ce que je ressente des palpitations.
Tu m’avais rendu la vie, un espoir englouti, celui de séduire encore, de pouvoir construire du nouveau, de laisser mon corps regoûter à des festins ébouriffés.
J’avais envie de rire et de pleurer, de chanter, de crier, de laisser éclater mon enthousiasme devant cet élan retrouvé.
Je commençais peu  à peu à comprendre le sens de ce rêve. Il était le produit d’une insatisfaction. Il ne s’était déroulé que pour me montrer à quel point Adrien et  moi étions en train de nous encroûter. Et pas de mon fait ! Mes désirs, ma fougue, mon sang étaient toujours aussi chauds ; c’était les siens qui faiblissaient. À moins qu’ils ne les use ailleurs, en d’autres couches ?
Mais je n’allais pas laisser une vague jalousie gâcher ce moment d’exception. Il y avait mieux à faire.
Lorsque j’étais enfant, j’avais la facultée de continuer mes rêves d’une nuit sur l’autre, les poursuivant tels des feuilletons. Je me demandais si je possédais encore une telle capacité et avais hâte d’être au soir pour m’en assurer.
La journée n’eut plus qu’un but pour moi, celui de me recoucher et de t’appeler. De voir si nous pourrions reprendre où nous avions cessé et prolonger indéfiniment nos ébats.
Je nous donnais rendez-vous pour le soir, avec une nouvelle angoisse sourde. Je n’avais aucun doute quant à ma présence, mais toi, y serais-tu ?
 

Toulouse, 1er novembre 2012